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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

Tant exploita le messager des chevaliers de France dessus nommés, et si bonne diligence fit sur chemin, qu’il vint en France et à Paris ; et là trouva le roi, le duc de Bourgogne et les seigneurs, et montra ses lettres. On les prit, ouvrit et legi tout au long. Des quelles paroles qui dedans étoient escriptes ou fut trop durement courroucé et émerveillé. Et pensèrent sus grandement, pourquoi le roi de Honguerie avoit empêché ni empêchoit à passer outre en Turquie et de faire les presens à l’Amorath-Baquin, ainsi que ordonné et déterminé l’avoient. Le duc de Berry excusoit fort le roi de Honguerie et disoit qu’il n’avoit nul tort de faire ce, car on s’étoit trop humilié et abaissé, quand le roi de France envoyoit dons, présens et joyaux à un roi payen mescréant. Le duc de Bourgogne, auquel la matière touchoit, proposoit à l’encontre, que c’étoit toute chose raisonnable, au cas que fortune et aventure lui avoient fait tant de grâce qu’il avoit victoire et journée pour lui de bataille, si belle et si grande que déconfit et mis en chasse le roi de Honguerie et pris tous les plus nobles et plus grands, réservé le corps du roi, qui ce jour s’étoient armés en bataille contre lui, et les tenoit prisonniers et en danger ; pour laquelle cause il convenoit aux proches et amis de ceux, que par aucuns moyens ils fussent aidés et confortés, si on entendoit à eux avoir et délivrer.

Les paroles du duc de Bourgogne furent aidées et soutenues du roi et de son conseil ; et fut dit qu’il avoit bonne cause de ce dire et remontrer ; et demanda le roi au duc de Berry en disant : « Beaulx oncle, si l’Amorath-Baquin, ou le soudan, ou un autre roi payen vous envoyoit un rubis noble et riche, je vous demande si vous le recevriez. » Le duc de Berry répondit et dit : « Monseigneur, j’en aurois avis. » Or fut-il dit du roi et remontré, que il n’avoit pas dix ans que le soudan lui avoit envoyé un rubis lequel il avoit acheté vingt mille florins.

L’affaire du roi de Honguerie ne fut en rien soutenue ; mais fut bien dit qu’il avoit mal fait quand il empêchoit et avoit empêché les présens outre devers le roi Basaach, et que ce pourroit les seigneurs de France plus arrêter que avancer. Si fut ordonné ainsi et conseillé au roi de France, d’escripre au roi de Honguerie lettres moult amiables, en priant qu’il ne mît nul empêchement à ce que son chevalier et sa charge ne passât outre en Turquie et ne fit son message. Si furent de rechef lettres escriptes sur la forme que je vous dis, et scellées, et baillées à celui qui les nouvelles avoit apportées. Quand il eut sa délivrance il se départit du roi et du duc de Bourgogne et des seigneurs de France, et se mit au retour pour revenir en Honguerie.

CHAPITRE LIV.

Comment la duchesse d’Orléans, fille au duc de Milan, fut soupçonnée de la maladie du roi.


Vous savez, si comme il est ci dessus contenu en notre histoire, comment le roi de France tous les ans étoit enclin de cheoir en maladie fiévreuse ; et n’étoient nuls surgiens ni médecins qui l’en sçussent conseiller ni pussent pourvoir. Aucuns s’étoient bien avancés et vantoient qu’ils le guériroient et mettroient en ferme santé, mais quand ils avoient tous empris et labouré, ils ouvroient en vain ; car la maladie du roi ne se cessoit pour prières ni pour médecines, jusques à tant qu’elle avoit pris tout son cours. Les aucuns de ces arioles[1] qui devisoient et devinoient sur l’entente de mieux valoir, sur la maladie du roi, mettoient outre, quand ils véoient que leur labeur étoit nul, que le roi étoit empoisonné et en herbes ; et ce mettoit les seigneurs de France et le peuple généralement en grands variations et suppositions de mal. Car les aucuns de ces arioles affirmoient, pour mieux atteindre leurs gengles et pour plus donner toutes gens à penser, que le roi étoit démené par sorts et par carmes[2] ; et le savoient par le diable qui leur révéloit celle affaire ; desquels arioles il en y eut détruits et ars à Paris et en Avignon, car ils parlèrent si avant que la duchesse Valentine d’Orléans, fille au duc de Milan, faisoit tout cel encombrier[3] et en étoit cause, pour parvenir à la couronne de France. Et en fut tellement accueillie la dame par les paroles de ces arioles, que commune renommée couroit parmi le royaume de France qu’elle jouoit de tels arts, et que tant qu’elle seroit de-lez le roi de France à ce jour, ni que le roi la verroit ni orroit parler, il n’en auroit autre chose. Et convint la dite dame, pour ôter celle esclandre

  1. Devin, sorcier.
  2. Charmes.
  3. Embarras.