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Page:Froissart - Les Chroniques de Sire Jean Froissart, revues par Buchon, Tome III, 1835.djvu/291

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LIVRE IV.

pays et inhabitable ; et qui l’auroit tout conquêté en un an, ils le prendroient un autre. Laquighay ! Laquighay ! tout ce que je vous dis je vous compte vrai. »

Ainsi se devisoit le duc de Glocestre à son chevalier de telles paroles oiseuses et d’autres plus grandes, ainsi que depuis fut bien sçu. Et avoit accueilli le roi d’Angleterre en très grand’haine et ne pouvoit nul bien dire ni recorder de lui. Et quoiqu’il fût avecques son frère le duc de Lancastre le plus grand d’Angleterre, et par lequel les besognes d’Angleterre se dussent conseiller et rapporter, il n’en faisoit compte. Et quand le roi le mandoit, s’il lui venoit bien à plaisance il y alloit ; mais le plus du temps il demouroit ; et quand il venoit devers le Roi, c’étoit le dernier venu et le premier départant. Sitôt qu’il avoit dit son entente il ne vouloit point qu’elle fût brisée mais acceptée ; puis prenoit à la fois congé et montoit à cheval, et se départoit, et avoit un châtel et beau manoir en la comté de Excesses, à trente mille de Londres lequel se nommoit Plaissy ; et là communément il avoit sa demeure plus que ailleurs.

Ce messire Thomas étoit grand seigneur, et pouvoit bien par an dépendre de son propre soixante mille écus. Il étoit duc de Glocestre, comte d’Exesses et de Bucq, et connétable d’Angleterre. Et vous dis que pour ses merveilleuses manières le roi d’Angleterre le doutoit plus, et avoit toujours douté, que nul de ses oncles ; car en ses paroles il n’épargnoit point le roi qui se humilioit toujours envers lui. Et ne savoit ce duc demander chose au roi qu’il ne lui octroyât. Ce duc de Glocestre avoit fait faire en Angleterre moult de crueuses et hâtives justices. Il fit décoler, sans nul titre de raison, ce vaillant et prud’homme chevalier messire Simon Burlé et plusieurs autres du conseil du roi. Le duc dessus dit en chassa et bouta hors d’Angleterre l’archevêque d’Yorch et le duc d’Irlande, pourtant qu’ils étoient tous les plus prochains du conseil du roi, et les amit[1] qu’ils for-conseilloient le roi et le tenoient oiseux, et dépendoient et allouoient les revenus d’Angleterre.

Le duc de Glocestre avoit deux frères, le duc de Lancastre et le duc d’Yorch, et ces deux ducs continuellement étoient en l’hôtel du roi ; mais encore en avoit-il envie ; et disoit à plusieurs, à tels que à l’évêque Robert de Londres[2] et autres, quand ils l’alloient voir en son châtel de Plaissy, que ses frères chargeoient trop l’hôtel du roi et que chacun vaulsist mieux chez soi.

Ce duc attrayoit à lui en toutes manières, par subtiles et couvertes voies, les Londriens ; et lui étoit avis que, s’il les avoit de son côté et accord, il auroit le demourant d’Angleterre. Ce duc avoit un sien nepveu, fils de la fille à un sien frère aîné, lequel on appela Léon et fut duc de Clarence, et se maria en Lombardie à la fille messire Galéas, sire de Milan, et mourut ce duc Léon en la cité d’Asti en Piémont. Ce duc de Glocestre eût volontiers vu que son nepveu, fils de la fille au duc de Clarence, que on appeloit Jean et comte de la Marche, eût été roi d’Angleterre[3] ; et en vouloit démettre de la couronne son neveu le roi Richard ; et disoit qu’il n’étoit pas digne ni valable tenir ni gouverner le royaume d’Angleterre. Et le donnoit ainsi à entendre à ceux auxquels il s’osoit bien hardiment découvrir de ses secrets. Et fit tant que ce comte de la Marche, son cousin, le vint voir. Et quand il fut de-lez lui, il lui ouvrit tous les secrets de son cœur, et lui dit que on l’avoit élu à faire roi d’Angleterre et que Richard seroit emmuré, et sa femme aussi ; et là leur tiendroit-on leur état de boire et de manger tant qu’ils vivroient. Et pria à ce dit comte de la Marche moult affectueusement qu’il voulsist entendre à ce et accepter ses paroles, car il se faisoit fort de mettre sus, et avoit jà de son accord et alliance le comte d’Arondel, messire Guillaume d’Arondel et Jean d’Arondel, le comte de Warvich et plusieurs autres prélats et barons d’Angleterre.

Ce comte de la Marche fut tout ébahi quand

  1. Accusa.
  2. Robert Baybrook qui succéda à Courtenay lors de sa translation à Canterbury en 1381, et mourut en 1404, après avoir été tout au plus six mois chancelier d’Angleterre.
  3. Il était le troisième fils d’Edmond Mortimer, comte de la Marche, et de Philippe, fille de Lionel, duc de Clarence ; il fut pendu la troisième année du règne d’Henri VI. Froissart veut parler de Roger, son frère aîné, tué en Irlande la vingt-deuxième année du règne de Richard II, et dont ce roi allait venger la cause lorsque Henri IV conçut le projet de le détrôner. Ce Roger avait été déclaré héritier de la couronne d’Angleterre par un acte du parlement, daté de la neuvième année du règne de Richard II. Froissart avait saisi autrefois l’occasion du mariage de Lionel avec Violante pour visiter l’Italie.