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LIVRE IV.

ces paroles qui de près le touchoient, et que bien savoient, sans faire nulle enquête, que elles étoient véritables, lui disoient : « Monseigneur, souffrez-vous ; laissez le temps couler aval. Nous savons bien que notre frère de Glocestre a la pire tête et la plus périlleuse d’Angleterre ; mais il ne peut que un homme. S’il charpente d’un côté, nous charpenterons de l’autre. Tant que vous voudrez demeurer en notre conseil, vous n’aurez garde de notre frère. Il dit à la fois moult de choses dont il n’est rien. Il ne peut tout seul, ni ceux de son conseil, rompre ni briser les trèves qui sont données ; et de vous enclorre en un chastel nous ne le souffrirons jamais, ni que vous fussiez séparé de la roine d’Angleterre, votre femme. Et de ce qu’il dit il se mes-fait et abuse ; si vous appaisez ; les choses tourneront à bien ; tout ne vient pas à effet ce que on dit et pense à la fois de faire. » Ainsi apaisoient le duc de Lancastre et le duc d’Yorch leur neveu le roi Richard d’Angleterre.

Pour tant que ces deux seigneurs dessus nommés véoient bien que les besognes d’Angleterre se commençoient à mal porter, et grandes haines nourrir entre le roi et le duc de Glocestre, afin qu’ils n’en fussent en rien demandés, ils se départirent de l’hôtel du roi, eux et toutes leurs familles, et prirent congé au roi pour une espace. Et s’en allèrent les deux frères chacun en son lieu. Et amena le duc de Lancastre sa femme, madame Catherine de Ruet, laquelle s’étoit tenue un temps en la compagnie de la jeune roine d’Angleterre, et prirent occasion d’aller chasser aux cerfs et aux daims, ainsi que l’usage est en Angleterre. Et demeura le roi de-lez ses gens en la marche de Londres. Depuis se repentirent grandement les oncles du roi de ce que partis étoient, car telles choses avinrent assez tôt après leur département dont toute Angleterre fut troublée et émue, et qui point ne fût avenu s’ils fussent demeurés de-lez le roi ; car ils y eussent autrement pourvu que cils ne firent qui le roi conseilloient.

Il n’y avoit homme des serviteurs et officiers de l’hôtel du roi qui ne doutât le duc de Glocestre trop grandement et qui bien ne voulsist qu’il fût mort, n’eût cure comment. Ce gentil et loyal chevalier, messire Thomas de Persy, avoit été un grand temps souverain estuart[1] de l’hôtel du roi, c’est-à-dire, en françois, maître et sénéchal ; car tout l’état du roi passoit par lui. Et aussi convient-il qu’il passe par l’estuart, quiconque le soit. Il considéra les haines qui se nourrissoient entre le roi et le duc de Glocestre, et plusieurs autres hauts barons d’Angleterre, quoique de tous il étoit très bien ; mais il sentit, comme imaginatif et sage, que les conclusions n’en seroient pas bonnes ; si prit congé de son office le plus honorablement qu’il put. Envis lui donna le roi. Toutes fois il montra tant de belles paroles et d’excusations qu’il s’en départit, et y fut mis et établi un autre en son lieu ; et s’en vint demeurer chez soi, et là se tint. Le roi avoit de-lez lui jeune conseil et qui trop doutoient ce duc de Glocestre. Et disoient à la fois au roi : « Très cher sire, il vous fait trop périlleux servir. Nous avons vu que tous ceux qui vous ont servi du temps passé, voire auxquels vous avez mis votre amour et grâce, en ont eu povre guerredon ; messire Simon Burlé, qui fut si vaillant et sage chevalier, et prud’homme, et tant aimé de votre seigneur de père, et qui eut tant de peine et de travail pour votre mariage, premier. Votre oncle de Glocestre le fit honteusement mourir et trancher la tête comme un traître, et plusieurs en a fait mourir ainsi que vous savez. Ni toute votre puissance ne les en pouvoit aider. Cher sire, nous n’en attendons tous les jours autre chose ; car quand il vient devers vous, ce n’est pas souvent, nous n’osons les yeux lever. Il nous regarde sur la tête, et semble que nous lui faisons tort de ce que nous sommes si prochains de vous et en votre service. Cher sire, sachez que jà, tant qu’il vive, il n’y aura pais en Angleterre, et n’oserez nullui bien faire. Encore outre, il vous menace de vous et votre femme, madame la roine, enclorre en un chastel, et vous là tenir en subjection et à portion. Vous êtes un roi perdu si vous ne vous avisez et nous aussi. Votre femme n’aura garde, elle est jeune et fille du roi de France. Si ne la osera-t on courroucer, car trop de maux en viendroient. Votre oncle de Glocestre, pour vous faire plus enhaïr de votre peuple, fait semer parmi la cité de Londres telles paroles, nous les avons ouïes, que vous n’êtes pas digne de porter couronne, ni de tenir si noble héritage comme le royaume d’Angleterre est, et les appendances, quand vous avez pris à femme et épouse la fille du roi de France, votre

  1. C’est le mot anglais stewart, intendant.