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LIVRE IV.

roient armer et fréter et appareiller deux gallées et envoieroient quérir les dessus dits seigneurs et amèneroient en l’île de Rhodes. Tout ainsi fut fait ; et furent les dites gallées pourvues de tout ce qui faisoit mestier ; et se mit en l’une des dites gallées messire Jacques de Braquemont, Bourguignon, maréchal de Rhodes ; et se départirent du port de Rhodes et boutèrent en la mer, où ils exploitèrent tant, au vent et aux rames, qu’ils arrivèrent au port de Mathelin. Le maréchal fut là recueilli de tous les seigneurs de France, et du sire de Mathelin et de la dame à grand’joie ; et depuis qu’il fut venu il se rafreschit quatre jours, et au cinquième les gallées furent toutes prêtes et chargées de l’ordonnance et pourvéance nouvelles des seigneurs de France dont elles furent rafreschies. Le comte de Nevers et les seigneurs de France qui avecques lui étoient prirent congé à la dame de Mathelin et la remercièrent grandement, et aussi firent-ils les seigneurs, de leurs bienfaits et courtoisies à desservir au temps avenir ; et par espécial le comte de Nevers qui chef étoit de tous se disoit et obligeoit de bonne volonté y être grandement tenu. La dame à tous, comme bien pourvue, répondit sagement ; et ainsi se firent les départies. Si entrèrent les seigneurs de France ès gallées au port de Mathelin et jusques à tant qu’ils furent dedans la mer ; le sire de Mathelin les convoya de paroles et de vue et puis retourna arrière. Les gallées et ceux qui dedans étoient et qui les gouvernoient eurent le temps, le vent et la mer pour eux, et exploitèrent tant qu’ils vinrent et arrivèrent, sans dommage et péril, en l’île de Rhodes et au lieu commun où les gallées s’arrêtent qui retournent de Chypre et de Barut et des autres ports marins qui s’étendent sur les bondes des mers orientales. Quand ils furent venus a port, là étoient des seigneurs de Rhodes grand’foison, lesquels sont et doivent être vaillans hommes, car ils portent la croix blanche en signifiance de la croix où notre Seigneur Jésus-Christ mourut et prit peine, pour les siens délivrer de la tribulation d’enfer ; et tous les jours ou près ils ont les assauts pour aider la foi chrétienne à garder et soutenir à l’encontre des mescréans. Si doivent être vaillans hommes et nourris d’armes.

Quand le comte de Nevers et les seigneurs de France furent venus en Rhodes, le grand prieur de Rhodes et le grand prieur d’Aquitaine qui là étoient, et tous les autres seigneurs de Rhodes, chacun en son ordonnance et degré, les recueillirent doucement et joyeusement, et se offrirent et présentèrent à eux prêter finance d’or et d’argent si avant que leur puissance se pourroit étendre pour payer et faire leurs menus frais, laquelle chose sembla au comte de Nevers et aux autres grand’courtoisie ; et les en remercièrent assez, car à voire dire, il leur besognoit. Et de fait le grand prieur d’Aquitaine, un moult vaillant homme et chevalier d’outre mer, prêta au comte de Nevers trente mille francs en deniers appareillés ; et les comptèrent messire Regnier Pot, maître d’hôtel du dit comte, et le sire de Rochefort de Bourgogne. Je crois bien que ce fut autant pour les autres que pour le comte de Nevers, et que tous les seigneurs, chacun en leur endroit, en eurent leur part. Mais le comte de Nevers en fit souverainement sa dette.

Les seigneurs de France séjournèrent en l’île de Rhodes un long temps par raison, pour eux rafreschir et aider et remettre en bonne ordonnance ; car encore y est l’air plus attrempé qu’il n’est ès parties où ils avoient conversé ; et avint, eux séjournans en la ville de Saint-Jean de Rhodes, attendans les gallées de Venise qui les devoient venir quérir, maladie prit à messire Guy de la Trémoille, seigneur de Sully, de laquelle maladie il fut si grevé qu’il mourut ; et ordonna à demeurer sur le lieu où il étoit mort ; et fut ensepveli en l’église Saint-Jean de Rhodes ; et là gît. Et lui firent faire son obsèque les seigneurs de France moult révéremment, qui de sa mort furent moult courroucés, si remédier y pussent, et par espécial le comte de Nevers, car il sentoit bien que de la mort messire Guy le duc de Bourgogne seroit moult courroucé, pourtant qu’il l’avoit toujours trouvé sage et de bon conseil.

Or vinrent et arrivèrent les gallées de Venise en l’île de Rhodes toutes armées et appareillées, dont les seigneurs de France eurent grand’joie ; et ne séjournèrent point depuis longuement que tous s’ordonnèrent au départir, et prirent congé aux seigneurs de Rhodes qui leur donnèrent et recommandèrent eux et l’île de Rhodes à eux et à leurs biens et à tous ceux qui bonne affection et dévotion ont de eux bien faire. Sur cel état se départirent le comte de Nevers, messire Henry de Bar, messire Boucicaut, messire Guillaume