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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

de la Trémoille, le sire de Rochefort, messire Regnier Pot et tous les autres. Et pour cheminer par mer mieux à leur aise et eux rafreschir plus souvent, et montrer au comte de Nevers les îles et terres qui sont entre Venise et Rhodes, ils eurent conseil de venir, les maîtres patrons des gallées, de île en île, et de eux là dedans rafreschir ; et chéyrent premièrement à Moudon[1], à cinq cents milles de Rhodes, et là se rafreschirent ; et est la terre, le port et la seigneurie aux Vénitiens[2].

De Modon quand ils se départirent et rentrèrent ès gallées, ils cheminèrent par mer laquelle étoit et toujours fut pour eux assez coye, et vinrent en l’île de Corfol[3] et s’y rafreschirent. Et de Corfol ils vinrent en l’île de Garre[4] et s’y rafreschirent. Et de là vinrent cheoir en l’île de Chifolignie[5] et là ancrèrent. Et issirent hors des gallées, et trouvèrent grand nombre de dames et damoiselles qui demeurent au dit île et en ont la seigneurie, lesquelles reçurent les seigneurs de France à grand’joie et les menèrent ébattre tout parmi l’île qui est moult bel et plaisant. Et disent et maintiennent ceux qui la condition de l’île connoissent que les fées y conversent et les nymphes[6], et que plusieurs fois les marchands de Venise et de Jennèves et d’autres terres, qui là arrivoîent et qui y séjournoient un temps, pour les fortunes qui sur la mer étoient, les apparences bien en véoient, et en vérité les paroles qui dites en sont éprouvoient.

Moult grandement se contentèrent le comte de Nevers et les seigneurs de France des dames de Chipholignie, car joyeusement elles les recueillirent. Et leur dirent que leur venue leur avoit fait grand bien, pour cause de ce qu’ils étoient chevaliers et hommes de bien et d’honneur, car on n’a pas accoutumé, si ce ne sont marchands, aller ni converser entre elles. Or me pourroit-on demander ainsi, si l’île de Chipholignie n’est habitée que de femmes. Si est ; mais les femmes en sont ainsi que souveraines, pourtant qu’elles œuvrent d’ouvrages de la main, et lissent, et font les draps de soie si subtils et si bien que nuls ouvrages, tant que de telles choses, n’est pareil au leur. Ni les hommes du dit île n’en savent rien faire, mais au dehors ils les portent vendre, là ou mieux ils en cuident faire leur profit, et les femmes demeurent au dit île ; et les honorent les hommes pour la cause que je vous dis et que elles ont la chevance. Et est cel île de telle condition que nul ne l’ose approcher pour mal faire ; car qui s’y essaieroit, il périroit ; et tout ce a été vu et éprouvé. Et pour ce demeurent les dames en paix et n’ont doute de nulluy, et sont douces et humbles femmes et sans malice. Et quand elles veulent bien acertes elles parlent à fées et sont en leur compagnie.

Quand le comte de Nevers et ceux qui en sa compagnie étoient, les barons et chevaliers de France, se furent tenus et rafreschis en l’île de Chipholignie un temps, environ cinq jours, ils prirent congé aux dames ; et leur laissa le comte de Nevers de ses biens assez largement ; selon l’aisement qu’il en avoit ; et tant que les dames lui en sçurent bon gré et moult l’en remercièrent au départir. Les seigneurs rentrèrent en leurs gallées et puis singlèrent par mer, et exploitèrent tant qu’ils vinrent en une terre que on dit de Arraguis[7], et s’y rafreschirent ; et depuis ils vinrent à Carence[8], à cent milles de Venise ; et là les trouva gisans à l’ancre où ils se rafreschissoient en la ville de Carence, laquelle est aux Vénitiens, un écuyer de Hainaut d’honneur et de grand’recommandation, natif de la ville de Mons en Hainaut ; et se nommoit pour le temps que je recorde Bridoul de la Porte ; et venoit à ses deniers et par dévotion du voyage du saint sépulcre et du Caire et de Jérusalem et de Sainte-Catherine[9] ; et quand il arriva à Carence les seigneurs y étoient venus le jour devant. Si lui firent tous bonne chère, pourtant qu’ils le virent homme de bien et natif de Hainaut, dont la comtesse de Nevers et femme du dit comte étoit, et fille au comte de Hainaut qui pour ce temps se nommoit Aubert, et aussi le comte d’Ostrevant qui se nommoit Guillaume ; et le comte de Nevers. Si que toutes ces raisons

  1. Modon.
  2. On peut voir dans la chronique grecque anonyme que j’ai publiée, comment Modon échut aux Vénitiens.
  3. Corfou.
  4. Peut-être est-ce Leucade.
  5. Céphalonie.
  6. On voit que Froissart est plutôt crédule comme un poète que comme un homme d’église.
  7. Raguse.
  8. Probablement Zara, en Dalmatie.
  9. Sur le mont Sinaï.