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LIVRE IV.

considérées, et pourtant qu’ils étoient en lointaines terres, le dit Bridoul de la Porte fut le très bien venu entre eux. Si parlèrent le comte de Nevers, et les chevaliers qui en sa compagnie étoient, assez à lui, du voyage et des parties dont il venoit, et aussi du roi Jacques de Chypre et de son affaire ; et aussi il leur demanda des besognes de Turquie et de toutes leurs aventures ; et sans ce qu’il leur en fît grande inquisition, ils lui en recordèrent assez et moult volontiers.

Quand le comte de Nevers et les barons de France se furent reposés et rafreschis, ils entrèrent en les gallées et cheminèrent par mer, et vinrent à un autre port que on dit Parense[1]. Là arrivent les grosses naves et gallées qui ne peuvent venir plus avant sur la mer en venant au port de Venise, car la mer s’y commence à tenurier[2]. Quand ils furent venus à Parense, ils n’y séjournèrent point longuement, mais rentrèrent en petits vaisseaux passagers, et furent amenés à Venise où ils furent reçus à grand’joie. Quand ils furent venus à Venise, ils issirent des vaisseaux et se mirent tous sur terre, et rendirent tous à Dieu grâces et louanges de ce qu’ils se trouvoient là issus et délivrés des mains des mescréans, car tel fois avoit été qu’ils ne cuidoient jamais avoir leur délivrance. Le dit comte de Nevers et les seigneurs, et chacun en son ordonnance à part lui, se trairent aux hôtels ; car leur délivrance avoit jà été de grand temps signifiée en leurs pays. Si s’étoient diligentés leur gens, et ceux qui gouverner les devoient, de venir à Venise mettre à point et en ordonnance une partie de leur état. Le comte de Nevers, qui souverain étoit de tous, trouva là une partie de ses gens que le duc son père et la duchesse sa mère y avoient envoyés. Et jà y étoit venu et avoit un temps séjourné en eux attendant messire Din de Responde, pour cause de la finance, car sans lui on ne pouvoit rien faire. Les seigneurs venus et arrêtés en la bonne cité de Venise, clercs furent ensoignés d’escripre lettres, et messagers mis en œuvre pour apporter ces lettres en France et ailleurs, et signifier à leurs amis leur venue.

Ces nouvelles furent tantôt partout sçues ; si furent réjouis ceux et celles auxquels elles appartenoient. Le duc de Bourgogne et la duchesse sa femme ordonnèrent tantôt sur l’état du comte leur fils à mettre telle ordonnance comme à lui appartenoit. Et avecques vaisselle d’or et d’argent, et de draps de chambre de paremens, vêtures et habits pour le corps du comte de Nevers leur fils, furent mis en voitures de sommiers et envoyés vers Venise ; et furent souverains et conduiseurs de toutes ces choses et ordonnances le sire de Hangiers et messire Jacques de Helly ; et exploitèrent tant par leurs journées qu’ils vinrent à Venise. Ainsi tous seigneurs et dames qui leurs seigneurs, maîtres et amis avoient recouvrés de la Turquie en Venise s’efforçoient envoyer celle part toutes choses nécessaires pour les corps des seigneurs. Et pouvez croire que tout se faisoit à grands frais, dépens et coûtages, car rien n’étoit épargné. Et aussi ils gisoient là à grands frais ; car Venise est l’une des chères villes du monde pour étrangers. Si convenoit que les seigneurs tinssent leur état ; et trop plus étoit chargé le dit comte que nul des autres ; c’étoit raison, car il étoit souverain dessus tous.

Le duc de Bourgogne son père et la duchesse sa mère entendoient attentivement à la finance, afin que de Venise et des marches de Venise le comte de Nevers leur fils et héritier pût honorablement issir, partir et avoir sa délivrance, et venir en France et en Flandre ; car moult le désiroient, père et mère, et plusieurs gens, à voir. Et en parloient plus souvent ensemble, et disoient le duc et la duchesse, que sans grande aide de leurs bonnes gens, des terres et pays qu’ils tenoient, tant en Bourgogne comme en Artois et en Flandre, la somme de florins de la rançon ne se pourroit faire, avec les autres dépens et coûtages qui tous les jours en venoient et s’entretenoient. Car ces allers et ces venirs, ces traités et ces détriances, ces séjours et demeurances étoient membres qui donnoient forme et matière de grands frais. Et quoique la rédemption première devers le dit Amorath ne devoit monter que deux cent mille florins, tout considéré les coûtages qui en dépendoient, on en pouvoit bien mettre deux cent mille autres

  1. Parenzo, ville d’Istrie, presque vis-à-vis de Venise. En général, il ne faut pas compter sur Froissart pour les renseignement géographiques ; il déplace les lieux et change les noms à sa fantaisie.
  2. Affaiblir.