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LIVRE IV.

roles telles que je vous dirai, et s’en acquittèrent.

Les remontrances furent telles en disant ainsi, ou sur telle forme : « Monseigneur, nous sommes cy envoyés de par notre très redouté seigneur le roi de Honguerie, votre cousin, lequel a entendu, et voit bien selon les apparences, que vous êtes mis à rachat et finance devers le roi Basaach son adversaire ; de laquelle chose, tant que de votre délivrance, il se contente grandement, et s’en tient pour joyeux, car autrement bonnement, vous, ni les autres, sans ce moyen et traité ne pouviez issir de ses mains. Cher seigneur, monseigneur est tout certain et informé que ces traités ne se peuvent faire ni conclure sans grands coûtages et que, avecques les dommages que vous eûtes grands outre mesure à la journée de la bataille, de rechef vous et les vôtres le prenez et avez pris tant pour votre rançon que toutes choses et mises très grandes. Cher seigneur, monseigneur s’excuse de par nous devers vous que, si aider il y pouvoit, il le feroit très volontiers, car il s’y sent et dit tenu par lignage et autrement. Mais à la journée de la bataille qui fut devant Nicopoli, il prit et reçut, et les siens, si grand dommage que vous qui êtes sire d’entendement le pouvez savoir, et imaginer et sentir ; et encore outre, toutes ses rentes et revenues du royaume de Honguerie pour celle année et l’autre sont perdues. Et quand elles seront retournées et recouvrées, et qu’il aura puissance, cher sire, il plaise vous savoir qu’il y pourvoira si grandement que vous vous en apercevrez, car de ce faire il a très bonne volonté. Et afin que vous teniez ce que nous vous disons en sûre et en véritable parole, notre redouté sire, votre cousin le roi, a sur la cité de Venise de revenue par an sept mille ducats ; si vous certifie et signifie par nous qui sommes ses hommes et cy envoyés, que celle rente soit vendue et rendue aux Vénitiens, et de l’argent qui en pourra naître et venir vous vous aidiez ainsi que du vôtre. Nous en baillerons et délivrerons lettres de quittance. De tout ce nous faisons nous fort. »

De ces remontrances et signifiances que les ambaxadeurs du roi de Honguerie avoient dit et remontré par bel et courtois langage se contentèrent assez le comte de Nevers et ses consaux. Et répondit le sire de Rochefort et dit pour tous : que grands mercis au roi de Honguerie quand il s’offroit et présentoit si avant que pour vendre et engager son héritage pour son cousin le comte de Nevers ; et que celle amour et courtoisie ne faisoit pas à refuser ni à oublier ; et que sur ce on auroit conseil et avis et bien briévement. Ainsi qu’il fut dit il fut fait. Depuis ne demeurèrent guères de jours qu’il fut dit aux ambaxadeurs du roi de Honguerie de par le dit comte, que pas il n’appartenoit à lui de vendre ni engager l’héritage d’autrui ; mais s’il plaisoit à ceux qui puissance avoient de ce faire, de remontrer aux Vénitiens qu’ils voulsissent entendre de l’acheter ou prêter une somme de florins sus pour aider le dit comte de Nevers à payer ses menus frais et rendre au grand prieur d’Aquitaine trente mille florins lesquels il avoit prêtés débonnairement en l’île de Rhodes, il leur viendroit bien à point, et en remercieroient le roi de Honguerie et son conseil. À ces paroles entendirent volontiers les Hongriens, et dirent qu’ils le feroient, et essaieroient les Vénitiens.

Quand les Vénitiens lui ouïrent parler de celle manière, ils répondirent froidement et mûrement ; et dirent qu’ils en auroient conseil ensemble, et le demandèrent de quinze jours. Il leur fut accordé. Au chef de quinze jours, ils répondirent, selon que je fus informé par celui qui fut à la réponse faire : que si le roi de Honguerie vouloit vendre tout son royaume, les Vénitiens tant que à l’acheter et payer les deniers tout promptement y entendroient ; mais à si petite chose que à sept mille ducats, lesquels par an il a de revenue sur la ville de Venise, ils ne sauroient donner prix ni valeur tant que pour vendre ni pour acheter, et convenoit que la chose demeurât en cel état. Ce fut la réponse que les Vénitiens firent aux ambaxadeurs du roi de Honguerie. Les aucuns supposèrent et imaginèrent que celle réponse, par voie de dissimulation, les Hongrès moyennement, quoiqu’ils l’eussent offert, le firent couvertement faire.

Si demeura la chose en cel état et le roi de Honguerie en sa revenue ; et prirent congé les messagers au comte de Nevers et à son conseil, lequel pour lors il avoit de-lez lui : messire Regnier Pot, le sire de Rochefort, et messire Guillaume de la Trémoille ; et se départirent de Venise et retournèrent en Honguerie ; et le comte de Nevers et son état se tint à Trévise pour cause de la mortalité qui étoit si grande à Venise.