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Page:Froissart - Les Chroniques de Sire Jean Froissart, revues par Buchon, Tome III, 1835.djvu/312

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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

Vous avez ci-dessus en notre histoire ouï recorder comment messire Philippe d’Artois, comte d’Eu et connétable de France, mourut sur son lit en la ville de Burse[1] en Turquie. De laquelle mort tous ses amis furent courroucés ; mais remédier n’y purent, et par espécial le roi de France, car moult l’aimoit. Or vaqua par la mort du dit comte d’Eu la connétablie de France, laquelle est un bel et grand office et ne peut longuement être en vacation que on n’y pourvoie. Si se mirent les seigneurs de France ensemble pour avoir avis et conseil de qui on feroit connétable. Eux conseillés, la plus saine partie du conseil du roi et du royaume nommèrent et élirent ce vaillant gentil chevalier et prud’homme messire Louis de Sancerre qui moult long-temps avoit été maréchal de France, et encore l’étoit-il au jour qu’il fut élu ; et étoit ès marches de Languedoc et là mandé. Si très tôt qu’il ouït les nouvelles que on lui signifia de par le roi, il vint à Paris. Lui venu, il fut pourvu de la connétablie de France.

Or vaqua l’office de la maréchaudie. Donc dit le roi qu’il y avoit pourvu, et que nul autre ne le seroit que son chevalier Boucicaut. Tous les seigneurs s’y assentirent, car bien le valoit pour lors, qu’il fût élu. Il étoit encore à Venise, mais il vint assez tôt après, car les finances et délivrances des seigneurs se firent ; et retournèrent tous en France où ils furent reçus à grand’joie. Si demeura messire Boucicaut maréchal de France. Le comte de Nevers se trait devers le duc de Bourgogne son père et la duchesse sa mère. Si fut festoyé et conjoui grandement de eux et de tous autres. Ce fut raison, car il venoit d’un lointain voyage et périlleux ; et fut volontiers vu en Flandre, en Artois, en Bourgogne et en toutes les seigneuries et terres desquels il étoit, à l’apparent du monde, ainsi que on comprend les choses, héritier.

CHAPITRE LX.

Comment les dessus dits seigneurs prisonniers retournèrent en France, et comment, depuis leur venue, le roi entendit à la union de sainte Église.


Le comte de Nevers revenu et retourné en France du voyage de Turquie, par la manière et forme qui est ici dessus contenu, il se tint le plus du temps de-lez son seigneur de père et sa dame de mère. Et à la fois étoit de-lez le roi et son frère le duc d’Orléans, qui volontiers l’oyoient parler des aventures de Turquie et de la bataille de Nicopoli, de sa prise et de l’état et affaire l’Amorath-Baquin, car très proprement il en parloit. Et ne se plaignoit nullement, à ce qu’il remontroit à ses paroles, de l’Amorath ; mais disoit qu’il l’avoit trouvé assez courtois et débonnaire et le plus prochain de son corps. Et n’oublia pas à dire et remontrer au roi et aux seigneurs de France auxquels il adressoit ses paroles, comment le dit Amorath, au congé prendre, et quand il se départit de lui et de Turquie, lui avoit dit qu’il étoit né en ce monde pour faire armes et conquerre toudis avant, et ne vouloit pas que il et tous ceux qui ses prisonniers avoient été ne se pussent encore armer contre lui, car volontiers il les trouveroit la seconde fois, la tierce ou la quarte, si besoin faisoit. Et les aventures d’armes se portoient ainsi en bataille. Et étoit l’intention du roi Amorath que encore il viendroit voir Rome et feroit son cheval manger avoine sur l’hôtel saint Pierre[2]. Et disoit encore le comte de Nevers que l’opinion d’Amorath et des plus grands de son conseil étoit telle, et la commune voix de tous les Sarrasins, que notre foi étoit nulle et notre loi toute corrompue par les chefs de ceux qui la devoient gouverner. Et ne s’en faisoient les Turcs et les Sarrasins que gaber et truffer. Et que par celle variation toute la chrétienté seroit et devoit être détruite et que ce temps étoit venu ; et supposoient plusieurs, en Sarrasine terre, que l’Amorath-Baquin, roi de Turquie, étoit né à ce qu’il seroit sire de tout le monde. Et tels paroles et plus grandes assez avoit-il ouï dire les latiniers et drugemens qui transportèrent les langages de l’un à l’autre. Et à ce qu’il avoit vu et entendu, ils savoient aussi bien en Turquie, en Tartarie, en Perse, en Alexandrie, au Kaire et en toutes les parties de Sarrasine terre comment les Chrétiens erroient, par le fait et ordonnance de ceux qui se nommoient et escripsoient papes, que on faisoit en France ou en Picardie ; et comment les Chrétiens n’étoient pas tous d’une suite et de une tenure, mais se différoient ; car les uns créoient en un et les autres en autre ; et

  1. Ou plutôt comme il a été expliqué ci-dessus à Michalizi.
  2. Il fut fait prisonnier peu d’années après par Tamerlan, et enfermé dans une cage de fer.