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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

entre vous ; mais soyez amis et cousins ensemble. Et si il vous ennuie en ce pays à séjourner, si allez en étranges contrées, soit au royaume de Honguerie ou ailleurs, quérir les armes ou les aventures. » Si le roi d’Angleterre eût dit ces paroles et mis avant pour apaiser ces deux seigneurs, par ce moyen il eût ouvré sagement au gré de toutes gens. »

Vous devez savoir que le duc de Lancastre étoit moult courroucé et mérencolieux de ce qu’il véoit ainsi le roi son nepveu mal user de plusieurs choses ; et ne s’en savoit à qui adresser ; et considérât bien le temps avenir, comme sage imaginatif que il étoit ; et disoit à la fois à ceux à qui il se confioit de parole le plus : « Notre cousin le roi d’Angleterre honnira tout avant qu’il cesse. Il croit légèrement mauvais conseil qui le détruira, et son royaume aussi. Il perdra, s’il vit largement, simplement et à petit d’armes faire, tout ce qui a tant coûté de peine de travail à nos prédécesseurs et à nous aussi. Il laisse et souffre engendrer haines en ce royaume entre les nobles et grands dont il devroit être aimé, servi et honoré, et le pays gardé et douté. Il a fait mourir mon frère, c’est une chose toute notoire, et le comte d’Arondel, pour tant qu’ils lui montroient la vérité. Il ne veut ouïr parler homme qui bien lui veuille, dise ni enseigne fors sa volonté. Il ne peut mieux détruire son royaume que de y mettre trouble et haine entre les nobles et bonnes villes. François sont trop subtils. Pour un mal et meschef qui nous vient, ils voudroient qu’il nous en vînt dix, car autrement ne peuvent recouvrer leurs dommages ni venir à leurs ententes, fors que par nous-mêmes. Et on voit clairement, et a-t-on vu toujours, que tous royaumes qui d’eux-mêmes se divisent sont désolés et détruits. On l’a vu pour le royaume de France, et les royaumes d’Espaigne et de Naples et sur la terre de l’église ; et voit-on encore tous les jours, par le fait des papes, toute leur destruction. De rechef on l’a vu par le pays de Flandre, comment d’eux-mêmes ils se sont détruits. On le voit aussi présentement par le royaume de Frise lequel nos voisins de Hainaut ont enchargé en guerre, comment les Frisons aussi d’eux mêmes se sont détruits et détruiront. Aussi de nous-mêmes, si Dieu n’y pourvoie, nous nous détruirons. On en voit trop grandement les apparences. Or consent le roi et souffre que mon fils et mon héritier, et que plus n’en ai de ce côté, se combattra pour petit de chose au comte Maréchal. Je, qui suis son père, n’en daigne parler, pour l’honneur de moi et de mon fils aussi, car mon fils a bien corps de chevalier pour entrer en armes contre le comte Maréchal ; et toutefois, au mieux prendre et venir, jamais ils ne s’entr’aimeront si bien comme ils faisoient devant. » Ainsi disoit le duc de Lancastre.

Tout ce terme pendant que les deux seigneurs se pourvéoient les comtes Derby et Maréchal, pour armes faire jusques à outrance, comme dessus est devisé, oncques le duc de Lancastre n’alla devers le roi, et moult petit aussi fut-il devers son fils, et faisoit tout ce par sens. Car bien savoit le duc que son fils étoit tant aimé en Angleterre que nul plus, des nobles et de toutes gens et par espécial des Londriens, lesquels lui promettoient et disoient ainsi : « Monseigneur Derby, soyez tout conforté que de celle emprise, comment que la besogne se tourne, vous en istrez à votre honneur, veuille le roi ou non et tous ses marmousets. Et nous savons bien comment les choses se portent ; ce qui fait en est, c’est matière pourvue et maçonnée par envie et pour vous mettre hors de ce pays, pourtant que on voit et sent que vous êtes bien aimé de tous et de toutes. Et s’il convient que vous en istiez en trouble, vous y entrerez en joie ; car mieux y devez être que ne fait Richard de Bordeaux. Et qui voudroit aller jusques au parfont, et bien sentir et connoître dont vous venez et il vient aussi, on vous trouveroit plus prochain de l’héritage et couronne d’Angleterre que on ne dût faire Richard de Bordeaux ; quoique nous lui ayons fait foi et hommage, et le tenons et avons tenu plus de vingt ans à roi. Mais tout ce fut fait par faveur et pourchas de votre tayon, le roi Édouard de bonne mémoire, qui se douta bien de ce point lequel nous vous mettons avant. Et une fois en fut question et grand’parole entre le roi Édouard, votre tayon de par votre père, et votre tayon de par votre mère, madame Blanche de Lancastre, le duc Henry de Lancastre ; mais les seigneurs d’Angleterre qui pour lors régnoient allèrent entre deux et furent apaisés ; car le roi Édouard fut si vaillant homme et bien heureux de toutes ses emprises qu’il avoit l’amour de tout son peuple franc et vaillant ; et