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LIVRE IV.

Northanton et connétable d’Angleterre, il leur ôte et amoindrit toujours, et donne à sa faveur, là où il lui plaît. C’est trop avant fait contre l’ordonnance de droit et de raison et à la déplaisance de trop de gens de bien d’Angleterre ; et ne peut ce durer ni demeurer longuement en tel état qu’il ne soit amendé. » Ainsi devisoient et parloient la greigneur partie des nobles et prélats des communautés d’Angleterre.

Pareillement au royaume de France, les seigneurs d’honneur et de bien qui oyoient parler de celle matière et qui vu avoient le comte Derby ou pouvoient voir encore tous les jours à Paris, s’en émerveilloient et parloient l’un à l’autre, disant : « À notre avis, ce roi d’Angleterre a accueilli à trop grand courroux et haine le comte Derby son cousin germain, et le plus grand en Angleterre après lui. Si est-il gracieux chevalier, doux, courtois et traitable ; et le fait bon voir et parler à lui. Ou le roi d’Angleterre sait autre chose sur lui que nous ne savons, ou il est mal conseillé. Et merveille est que le roi de France, et son frère monseigneur d’Orléans, et ses oncles Berry, Bourgogne et Bourbon, n’y mettent attrempance, car il est tous les jours avecques eux. Si y devroient pourvoir mieux que nuls autres ; car plus feroit le roi d’Angleterre pour le roi de France et ces seigneurs, son frère et leurs oncles, que pour nuls autres, pour l’amour de sa femme qui est fille au roi de France ; mais ils n’en font rien ; si nous en devons taire. »

À voire dire, le roi de France ne pensoit ni îmaginoit en toutes ces choses que tout bien ; et aussi ne faisoient son frère et ses oncles ; et aimoient et honoroient grandement le comte Derby, et le vouloient le plus avoir avecques eux. Et moult bien il savoit y être. Et fut avisé et regardé qu’il étoit veuf et à marier, et que le duc de Berry avoit une fille, veuve de deux maris, comme jeune qu’elle fût, qui s’appelloit Marie, car elle avoit eu par mariage Louis de Blois qui mort étoit jeune, et secondement messîre Philippe d’Artois, comte d’Eu, lequel étoit mort en Honguerie sur le retour, ainsi comme il est ci-dessus contenu en notre histoire. Marie de Berry ne pouvoit avoir en ces jours environ d’âge que vingt-trois ans. Et fut un mariage avisé et traité, et sur le point de faire, du comte Derby et Marie de Berry, car bien savoit que le duc de Lancastre est un grand héritier en Angleterre ; et aussi faisoit le roi de France pour la cause de sa fille la roine d’Angleterre ; car avis leur étoit, et à moult d’autres seigneurs de France, que la compagnie seroit belle et bonne de deux si grandes dames comme elles étoient, et si prochainement de sang ; et en demeureroient et seroient les deux royaumes de France et d’Angleterre en plus grand’conjonction de paix et d’amour. Et tous ceux qui considéroient et imaginoient cela disoient vérité ; mais il ne put adresser ; et convint toutes ces choses briser et rompre, par le roi Richard d’Angleterre et son conseil qui en furent cause. Et ce qui doit avenir on ne peut éloigner. Les fortunes de ce monde sont trop merveilleuses, et elles le furent en celle saison pour le roi Richard d’Angleterre, si dures que merveille est à penser, car bien y eût pourvu s’il voulsist et c’est trop fort de ce qui doit être. Et je vous recorderai à la lettre ce dont je, Jean Froissart, auteur et chroniseur de ces chroniques, en mon jeune âge ouïs une fois parler, en un manoir qui sied en une ville à trente milles de Londres, que on appelle Berquamestede[1] ; et étoit, pour le temps que je parole, la ville, le manoir et la seigneurie au prince de Galles, le père à ce roi Richard ; et fut en l’an de grâce mil trois cent soixante et un. Et pour ce que le prince et la princesse se devoient départir d’Angleterre et aller en Aquitaine tenir leur état, le roi Édouard d’Angleterre, madame la roine Philippe ma maîtresse, le duc Léon de Clarence, le duc Jean de Lancastre et messire Aimon qui fut comte de Cantebruge et duc d’Yorch, leurs enfans, étoient là venus au dit manoir voir le prince et la princesse et prendre congé ; et je, qui pour lors étois espoir en l’âge de vingt quatre ans, et des clercs et de la chambre de ma dite dame la roine, ouïs, séant sur un banc, un ancien chevalier, parler et deviser aux dames et damoiselles de la roine, et dit ainsi : « Il y a en ce pays un livre qui s’appelle le Brut[2] ; et disent moult de gens que ce sont des sorts Merlin[3] ; mais, selon le contenu de ce livre, le royaume et la

  1. Berkhamstead.
  2. Le roman ou poème du Brut, écrit en vers par Robert Wace, poète anglo-normand du douzième siècle, était alors fort populaire.
  3. Le célèbre Mirddhin ou Merlin, si fameux dans tous