Page:Froissart - Les Chroniques de Sire Jean Froissart, revues par Buchon, Tome III, 1835.djvu/341

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
[1399]
335
LIVRE IV.

avoit dites. Si furent les seigneurs de France, le roi et ses oncles, pour ces nouvelles secrètement ensemble, et dirent : « Le roi d’Angleterre se doute du comte Derby grandement, ou il sait espoir telle chose qui ne peut venir à nôtre connoissance ; et nous devons avoir plus grand’faveur et conjonction d’amour à lui que au comte Derby ; et par conjonction de mariage il s’est conjoint et allié à notre sang, et tiendroit en grand dépit et contraire, à ce que nous véons et sommes informés, si nous accordions au comte Derby par mariage la comtesse d’Eu ; nous n’en ferons rien ; mais il nous convient un peu dissimuler de ceci, et tenir en secret ces nouvelles et paroles, tant que le comte de Salsebéry soit mis au retour. » Et demeurèrent le roi et ses oncles sur cel état.

Quand le comte de Salsebéry eut fait ce pourquoi il étoit venu devers le roi de France et les seigneurs, il prit congé et se départit. Et fut le roi plus courroucé de sa venue, pour les nouvelles qu’il apporta, que réjoui, à ce qu’il montra ; car il rendit au comte de Salsebéry ses lettres de créance, ni nulles n’en voult retenir, tant avoit jà en amour le comte Derby, Lequel comte sçut bien que le comte de Salsebéry étoit venu à Paris ; mais point ne se virent. Et se départit le comte de Salsebéry sans parler au comte Derby ; et retourna arrière à Calais et de là en Angleterre ; et recorda comment il avoit exploité.

Quand le comte Derby sçut que le comte de Salsebéry étoit retourné en Angleterre et parti de Paris sans parler à lui, si lui tourna à grand’déplaisance ; et en tout ce ne pensa nul bien ; et aussi ne firent ceux de son conseil, et dirent : « Sire, vous vous percevrez de bref d’autres choses que vous n’avez point vues ni ouïes jusques ci, quoique on ne vous en dise ni montre nul semblant maintenant. François sont sages et couverts, et peut-être que le roi d’Angleterre et ceux de sa secte sont courroucés de ce que le roi de France et les François vous font si bonne chère. Et espérons que on a ouï parler en Angleterre que vous vous deviez marier à la fille du duc de Berry ; si a le roi d’Angleterre, auquel la chose ne vient pas à plaisir, allé devant et brisé ce mariage ; et s’il est ainsi, vous en orrez temprement nouvelles. »

Tout ainsi comme les chevaliers du comte Derby et son conseil le imaginèrent en étoit-il. Et avint, ainsi que un mois après ce que le comte de Salsebéry fut départi et mis au retour, ceux du côté du comte Derby, qui entremis s’étoient de traiter ce mariage dont nous avons ci-dessus parlé, remirent les paroles sus à ceux du conseil du duc de Berry, lesquels étoient chargés de répondre et de dire ainsi : « Dites à monseigneur Derby que, quand il est en la présence du roi, de ses oncles et aussi de monseigneur d’Orléans, qu’il en parle, car tant que à nous n’en appartient plus à parler puisque on ne veut. » Et tout ce, ni plus ni moins, fut dit et recordé au comte Derby. Il, qui encore n’y pensoit nul mal, mais cuidoit que les traiteurs l’eussent dit en espécialité pour plutôt approcher la besogne, car le roi de France et tous les seigneurs lui montroient aussi bon semblant après que devant, mit bien en mémoire tout ce que on lui eut dit, et lui en souvint quand il fut heure ; car, quand il vit le roi et les seigneurs tous ensemble, il renouvela les paroles du mariage. Adonc dit le duc de Bourgogne, qui étoit chargé de parler : « Cousin Derby, nous n’avons que faire de donner notre cousine en mariage à un traître. » De celle parole mua très grandement couleur et tous ses esprits le comte Derby, et dit : « Sire, je suis en la présence de monseigneur le roi, je veuil répondre à ce. Je ne fus oncques traître, ni trahison ne pensai ; et si nul étoit qui de trahison me voulsist amettre, je suis tout prêt de répondre, soit présentement ou quand il plaira à monseigneur qui ci est. » — « Nennil, cousin, répondit le roi, je crois que vous ne trouverez jà homme en France, de la nation et tenure de France, qui vous chalenge votre honneur ; et les paroles que mon oncle vous dit viennent d’Angleterre. » Adonc s’agenouilla le comte Derby et dit : « Monseigneur, je vous en crois bien. Dieu nous y garde tous nos amis et confonde nos ennemis ! » Le roi de France fit lever le comte Derby et dit : « Cousin, apaisez-vous, toutes les choses tourneront à bien ; et quand vous serez d’accord partout, on pourra bien adonc parler du mariage, mais avant, il convient que vous ayez relevé la duché de Lancastre ; car c’est l’usage de France, et de plusieurs pays de deçà la mer, que quand un seigneur se marie, que par le gré de son seigneur, si il a souverain, il doue sa femme. » Adonc furent prêts vin et épices, et se dérompirent ces paroles, et s’en alla chacun où aller