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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

devoit, sitôt que le roi fut rentré en son secret retrait.

Vous devez savoir que quand le comte Derby fut revenu à l’hôtel de Cliçon, il fut amèrement courroucé, et bien y eut cause, quand il, qui se tenoit l’un des plus loyaux chevaliers du monde, en la présence du roi de France qui moult l’aimoit et avoit fait de grands courtoisies et faisoit encore tous les jours, on l’avoit réputé pour un traître ; et que ces paroles venoient d’Angleterre ; et les avoit apportées le comte de Salsebéry.

Les chevaliers du dit comte le rapaisèrent moult doucement et sagement, et lui dirent : « Monseigneur, il faut en ce monde souffrir et endurer, qui vivre y veut, et les hommes, chacun selon son état, avoir moult de tribulations ; et confortez-vous en ce, otre-tant que pour le présent, et endurez et portez patiemment. Espoir aurez-vous après assez de gloire et de joie. Et de tous les seigneurs qui sont deçà la mer, le roi de France est cil qui mieux vous aime ; et à ce que nous véons et entendons il y pourvoiroit volontiers s’il véoit que peine y fût employée. Et vous devez savoir grand gré à lui et à ses oncles, quand ils ont tenu ces paroles en secret, en tant que le comte de Salsebéry fut ci et jusques adonc qu’il est retourné en Angleterre. » — « Voire, répondit le comte Derby à ses chevaliers, il m’est avis qu’il vaulsist trop mieux que on le m’eût dit en la présence de lui que tant avoir attendu ; je me fusse excusé suffisamment et si acertes devant le roi et les seigneurs que on l’eût bien vu. Or demeurerai en ce blâme jusques adonc qu’il sera autrement éclairci. » — « Monseigneur, répondirent les chevaliers, tous meschefs ne sont pas amendés à la première fois. Souffrez-vous et laissez le temps couler aval ; espoir se portent mieux vos besognes en Angleterre que vous ne cuidez. L’amour que les bonnes gens ont à vous et les bonnes prières vous délivreront en bref, s’il plaît à Dieu, de tous dangers. »

Ainsi disoient-ils pour reconforter leur seigneur le comte Derby, qui tant étoit déconforté que nul homme plus que lui ; et de ce qu’ils lui remontroient en bien à l’aventure, ils disoient vérité, comme je vous dirai sur heure.

Les nouvelles vinrent en Angleterre du comte de Salsebéry qui avoit été en France devers le roi et ses oncles et porté lettres de créance ; et sur ces lettres informé le roi de France son frère et leurs oncles que le comte Derby étoit parjure, faux, mauvais et traître. Desquelles paroles moult de nobles et de prélats fuent grandement troublés parmi le royaume d’Angleterre, et en sçurent au comte de Salsebéry très mauvais gré ; et dirent généralement entre eux : « Le comte de Salsebéry a mal fait, quand il s’est chargé de porter en France telles nouvelles, et sur plus prud’homme qu’il n’est ; un jour viendra qu’il s’en repentira si acertes qu’il dira : « Ce poise moi que je fusse en France porter message à l’encontre du comte Derby. »

Vous devez savoir que ceux de Londres en furent durement courroucés, et en parlèrent et murmurèrent grandement contre le roi et son conseil ; et dirent : « Ha ! gentil comte Derby ! les grands envies que on a sur vous ! Il ne suffit pas au roi et à son conseil si on vous a mis et bouté hors de ce pays, quand on vous accuse encore de trahison pour vous plus blâmer et vergonder. Et par Dieu ! toutes choses viendront à point et à leur tour. Hélas ! disoit le peuple, et quelle chose ont vos enfans forfait, quand le roi leur ôte et tolle l’héritage de leur père et leur tayon, et ce qui doit être leur, et par droite hoirie et succession ? Celle chose ne peut longuement demeurer ainsi, ni nous ne le pourrions voir ni souffrir. »

Or advint que, assez tôt après la revenue du comte de Salsebéry de France en Angleterre, le roi Richard fit crier et publier par tout son royaume et jusques en Escosse, unes joutes à être à Windesore, de quarante chevaliers dedans et de quarante escuyers ; et devoient être vêtus tous verts à un blanc faucon ; et devoit là être la roine à celle fête, bien accompagnée de dames et de damoiselles. La fête se tint. La roine y fut en grand arroy ; mais trop peu de seigneurs y vinrent, car bien les deux parts des chevaliers et escuyers d’Angleterre avoient accueilli le roi en si grand’haine, tant pour le comte Derby qu’il avoit mis hors d’Angleterre et des injures qu’il avoit fait à ses enfans, que pour la mort du duc de Glocestre, lequel il avoit fait meurtrir au chastel de Calais, et aussi pour le comte d’Arondel qu’il avoit fait décoler à Londres et du comte de Derby qu’il avoit envoyé en exil, que les lignages des dessus dits seigneurs ne vinrent oncques à la fête ; et n’y