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Page:Froissart - Les Chroniques de Sire Jean Froissart, revues par Buchon, Tome III, 1835.djvu/343

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LIVRE IV.

eut ainsi que nully. À laquelle fête le roi ordonna aller sur les frontières d’Irlande pour là employer son temps et ses hommes ; et laissa la roine Isabel sa femme et tout son état au chastel de Windesore ; et puis il prit le chemin de Bristol ; et fit là, et sur le pays, faire ses pourvéances grandes et grosses ; et avoit bien deux mille lances de chevaliers et d’escuyers, et dix mille archers. Quand les Londriens entendirent qu’il tenoit ce chemin, si commencèrent à murmurer les plusieurs ensemble et dire par manière de sorts : « Or s’en va Richard de Bordeaux le chemin de Bristol et d’Irlande ; c’est à sa destruction ; jamais n’en retournera à joie, non plus que fit le roi Édouard son ayeul[1], qui se gouverna si follement qu’il le compara, et par trop croire le seigneur Despensier. Aussi Richard de Bordeaux a tant cru povre et mauvais conseil que ce ne se peut celer ni souffrir longuement, que il ne convienne qu’il le compare. »

CHAPITRE LXX.

Comment le roi Richard s’ordonna et fit son mandement pour aller sur les marches d’Irlande.


Vous devez savoir que plusieurs barons, chevaliers et escuyers d’Angleterre, quoiqu’ils chevauchassent et fussent en la compagnie du roi Richard en ce voyage d’Irlande, si se contentèrent-ils mal de lui ; et n’y alloient pas de bon cœur ; et parloient l’un à l’autre moult souvent et disoient : « Notre roi se gouverne trop follement et croit mauvais conseil. » Et tant en parlèrent les uns aux autres que messire Henry de Percy, comte de Northonbrelande, et messire Henry, son fils, en parlèrent si avant et si acertes que ces paroles vinrent à la connoissance du roi et de son conseil. Et fut dit au roi : « Sire, telles choses ne sont point à souffrir que le comte de Northonbrelande et son fils disent ; car c’est pour troubler vos sujets à l’encontre de vous. Il faut tous les rebelles l’un après l’autre corriger, par quoi les plus grands vous doutent et s’y exemplient. » — « Il est vérité, dit le roi, et comment est-il bon que j’en use ? » — « Nous le vous dirons, sire ; ils ne sont point en celle chevauchée, mais ils y doivent venir, et eux venus ils viendront en votre présence ; et là par le comte de Salsebéry, ou un autre qu’il vous plaira, vous leur ferez remontrer les paroles impétueuses desquelles ils ont parlé sur vous et votre conseil. Vous orrez qu’ils répondront. Et sur ce vous aurez avis d’eux corriger, soit par prison ou par autre forme. » Le roi répondit à ce et dit : « Vous parlez bien. Ainsi sera fait. »

Le comte de Northonbrelande et son fils eurent de bons amis en celle chevauchée, par lesquels une partie des secrets consaux du roi leur furent révélés, et si notoirement dit qu’ils n’avoient que faire de venir en la chevauchée, ni en la présence du roi, car, si ils y venoient, ils recevroient blâme et dommage ; et que le roi étoit dur informé sur eux. Quand ces nouvelles leur furent venues ils se retardèrent de venir au service du roi ; et à bonne cause, car le roi étoit tellement conseillé, que s’ils y fussent venus, ils étoient en péril de leurs vies.

Quand ceux du conseil virent que le comte de Northonbrelande et son fils ne venoient point, si dirent au roi : « Sire, regardez si nous vous informons de vérité. Le comte de Northonbrelande et son fils ne vous daignent venir servir, ni point ne viendront pour mandement que vous fassiez. Et si les mandez vous verrez bien si nous disons vérité. » Répondit le roi : « Je le ferai. »

Lors furent lettres escriptes, scellées et envoyées par messages notables devers le comte de Northonbrelande et messire Henry de Percy son fils ; et étoit contenu en ces lettres que tantôt et sans délai, icelles vues, ils vinssent et fissent leur devoir ainsi que tenus étoient de faire. Tant exploita le message qu’il vint à Aunvich[2], un très bel chastel du dit comte séant sur la frontière d’Escosse. Le message du roi s’acquitta bien de faire ce dont il étoit chargé. Le comte lisit les lettres tout au long et puis les montra à son fils. Ils eurent avis de faire bonne chère au dit messager et d’escripre au roi et eux excuser : que pour le présent ils n’étoient point en point ni conseillés de partir de leur pays, et que le roi avoit gens assez sans eux pour besogne qu’il eut à faire. Le message du roi retourna arrière et apporta ces lettres. Le roi les ouvrit et légit ; et ne lui furent pas plaisans les réponses ni à ceux qui le conseilloient ; et advint que pour ce, et pour autres choses dont le comte de Northon-

  1. Froissart veut parler ici d’Édouard II, dont il a raconté la mort au commencement de son premier livre.
  2. Alnwick.