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Page:Froissart - Les Chroniques de Sire Jean Froissart, revues par Buchon, Tome III, 1835.djvu/352

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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

chose on feroit de lui ; car il seroit déduit et mené par loi et jugement des nobles, prélats et communautés d’Angleterre, et jugé selon ses articles. Encore fut dit et ordonné, pour faire moins d’esclandre, que les hommes d’armes et arbalêtriers que le duc de Bretagne avoit prêtés au comte Derby pour son convoi, que ils fussent renvoyés, car ils auroient gens assez sans eux pour leur fait. Sur cel état et ce jour même, à l’ordonnance des Londriens, le comte Derby fit appeler les chevaliers de Bretagne et les plus grands qui là étoient, et les remercia du service que fait lui avoient, et leur fit donner et départir moult de florins, tant que tous se contentèrent et retournèrent à leur navire à Pleumoude, et entrèrent dedans, et arrivèrent en Bretagne. Or parlons du comte Derby qui s’ordonna pour chevaucher vers Bristol.

Le comte Derby se fit chef de celle chevauchée ; c’étoit raison, car elle lui touchoit plus que à nul homme ; et se départit de Londres en grand arroy, et hâta grandement son voyage. Ainsi que il et les Londriens cheminoient tout le pays s’émouvoit et venoit devers eux.

Nouvelles vinrent en l’ost du roi Richard[1] de la venue du comte Derby et des Londriens. Et ce fut sçu de moult de gens chevaliers, et escuyers et archers, avant que le roi le sçût ; et le sçurent tels qui ne lui eussent osé dire. Quand ces nouvelles furent éparties par murmuration entre eux, si entrèrent les plusieurs, et ceux qui étoient les plus prochains du roi, en grand’frayeur et crémeur ; et connurent tantôt que les besognes s’ordonnoient à gésir en péril pour eux et pour le roi, car trop avoient d’ennemis en Angleterre ; et tel leur seroit, puisque le comte Derby étoit deçà la mer qui beau semblant leur avoit montré, ainsi qu’il fut vu et sçu ; car moult de chevaliers et escuyers et archers, qui avoient servi le roi la saison, se dissimulèrent et se partirent de la route du roi sans prendre congé ni dire : « Je men vois. » Et s’en alloient les aucuns vers leurs hôtels. Et les autres, au plus droit qu’ils pouvoient, venoient devers le comte Derby et se mettoient en sa compagnie.

Si très tôt que Offrem de Gïocestre et Richard d’Arondel, fils au comte d’Arondel, purent savoir que le comte Derby, leur cousin, et les Londriens venoient, ils recueillirent leurs gens et se départirent du roi Richard, et ne cessèrent de chevaucher tant qu’ils eurent trouvé le comte Derby et sa route qui jà avoient passé Asquesuffort[2], et étoient venus à une ville que on appelle Sousestre[3]. Le comte Derby eut grand’joie de ses cousins quand il les vit, et aussi eurent-ils de lui ; et leur demanda de l’état leur cousin le roi, et où il étoit, et comment ils étoient départis de lui. Ils répondirent et dirent : « À notre département nous ne parlâmes point à lui, car sitôt que nous avons sçu votre venue, nous sommes montés à cheval et venus vers vous, pour vous servir et aider à contrevenger la mort de nos pères que Richard de Bordeaux a fait mourir. » Donc répondit le comte : « Vous soyez les bien-venus. Vous me aiderez et je vous aiderai, car il faut que notre cousin Richard soit mené à Londres. Ainsi l’ai-je promis aux Londriens. Je leur tiendrai convenant ; car aussi, pour ce faire, de toute leur puissance ils me veulent aider, et nous avons gens assez pour les combattre. Si combattre veulent, nous leur livrerons bataille. »

CHAPITRE LXXIV.

Comment nouvelles vinrent au roi Richard de la venue du comte Derby, et comment il venoit à puissance sur lui, et comment il s’en pourvéit.


Il fut dit au roi Richard en grand’espécialité quand on ne lui put plus celer : « Sire, avisez-vous ; il faut avoir bon conseil et bref, car vez-ci les Londriens qui à grand effort sont élevés contre vous, et montrent qu’ils vous viennent querre, et ont en leur compagnie le comte de Derby, votre cousin, duquel ils ont fait leur capitaine. Et puisque il a passé la mer et venu par deçà, par le moyen d’eux, ce n’est pas sans grand traité que celle emprise est faite. »

Quand le roi ouït ces paroles, il fut tout ébahi et ne sçut que dire ; et frémirent tous ses esprits ; et connut tantôt que les choses alloient et iroient mauvaisement, si de puissance il n’y pouvoit pourvoir. Et quand il répondit, il dit aux chevaliers qui lui recordèrent ces nouvelles : « Or tôt, faites appareiller nos gens, archers et gens d’armes, et faites faire un commandement partout

  1. Richard était encore en Irlande au moment où la nouvelle de l’arrivée de Henri de Lancastre lui parvint.
  2. Oxford.
  3. Cirencester.