Aller au contenu

Page:Froissart - Les Chroniques de Sire Jean Froissart, revues par Buchon, Tome III, 1835.djvu/356

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
350
[1399]
CHRONIQUES DE J. FROISSART.

sure ; et ne vouloit ce chien connoître nul homme fors le roi ; et quand le roi devoit chevaucher, cil qui l’avoit en garde le laissoit aller ; et ce lévrier venoit tantôt devers le roi festoyer et lui mettoit ses deux pieds sur les épaules. Et adonc advint que le roi et le comte Derby parlant ensemble en-mi la place de la cour du dit chastel et leurs chevaux tous sellés, car tantôt ils devoient monter, ce lévrier nommé Math, qui coutumier étoit de faire au roi ce que dit est, laissa le roi et s’en vint au duc de Lancastre, et lui fit toutes les contenances telles que endevant il faisoit au roi, et lui assist les deux pieds sur le col, et le commença grandement à conjouir. Le duc de Lancastre, qui point ne connoissoit le lévrier, demanda au roi : « Et que veut ce lévrier faire ? » — « Cousin, ce dit le roi, ce vous est une grand’signifiance et à moi petite[1]. » — « Comment, dit le duc, l’entendez-vous ? » — « Je l’entends, dit le roi, le lévrier vous festoie et recueille aujourd’hui comme roi d’Angleterre que vous serez, et j’en serai déposé ; et le lévrier en a connoissance naturelle ; si le tenez de-lez vous, car il vous suivra et il m’éloignera. » Le duc de Lancastre entendit bien celle parole et conjouit le lévrier, lequel oncques depuis ne voult suivre Richard de Bordeaux, mais le duc de Lancastre ; et ce virent et sçurent plus de trente mille.

Tous montèrent à cheval et se départirent du chastel de Flinth[2] et retrairent sur les champs ; et chevauchoit le duc de Lancastre, que nous ne nommerons plus comte Derby, mais duc, côte à côte du roi, et parloit à la fois ; et gens d’armes étoient devant et derrière, de tous côtés à grand planté. Tous ceux qui étoient de la route du roi chevauchoient ensemble, et celle nuit se logèrent en la marche d’Asquesouffort[3] ; et ne menoit point le duc de Lancastre le roi Richard par les cités et bonnes villes pour la motion du peuple[4], mais tenoit toujours les champs. Et donna le dit duc à grand nombre de ses hommes congé, et espécialement des Londriens, et leur dit un soir : « Je suis tout au-dessus de ce que nous voulions avoir. Ils ne nous peuvent fuir ni échapper. Nous et ma route nous les mènerons à Londres et les mettrons en sauve-garde au chastel de Londres ; ils sont mes prisonniers, je les puis mener là où je veuil. Si retournez en vos lieux, tant que vous orrez autres nouvelles. » Tous s’accordèrent à la parole et propos du duc de Lancastre, lequel prit le chemin de Windesore et vint là tout droit, et y amena le roi ; et les Londriens, fors ceux qu’il voult avoir de-lez lui, retournèrent à Londres, et les autres en leurs lieux. Le duc de Lancastre s’ordonna et partit de Windesore tout droit, et amena le roi et les Londriens ; et ne prit point le chemin de Collebruch[5], mais le chemin de Scenes[6], et vint dîner, et le roi en sa compagne, à Cartesée[7].

Le roi Richard de Bordeaux avoit trop affectueusement prié à son cousin le duc de Lancastre que on ne le menât point parmi Londres ; et pour ce prirent-ils ce chemin. Et devez savoir que sitôt que les Londriens furent au-dessus du roi Richard, ils envoyèrent hommes notables devers la jeune roine Isabel, laquelle étoit pour lors à Ledes[8] et là tenoit son état. Et vinrent à la dame de Courcy, qui seconde étoit après la roine, et lui dirent : « Dames, ordonnez-vous et mettez toutes vos choses à point. Il vous faut départir d’ici. Et vous gardez bien à votre département que vous ne fassiez nul semblant de courroux à la roine ; mais dites que votre mari vous mande, et votre fille aussi, et ce que nous vous disons c’est sur votre vie, si nous véons le contraire : et vous n’avez que faire de savoir ni enquerre plus avant ; on vous fera mener à Douvres, et délivrer une nef passagère qui vous mettra à Boulogne. »

    Jean de Montfort, qui ne manqua pas de gagner la bataille.

  1. On a déjà vu que Richard avait, aussi bien que son ami le roi de France, la foi la plus implicite dans les sorciers et devins.
  2. Conway-Castle.
  3. D’après la Chronique de Stowe, le roi, après avoir été conduit devant le duc de Lancastre à Chester, partit trois jours après pour Nantwich et le lendemain pour New-Castle, où il trouva le fils du comte de Warvick. Le jour suivant ils vinrent à Staffort et ensuite à Litchefield, où le roi fut près de s’échapper en se laissant glisser dans un jardin par la fenêtre de la tour où il était retenu. Ils continuèrent ensuite leur route par Coventry, Daventry, Northampton, Dunstable et Saint-Albans. Le maire et les habitans de Londres vinrent à six milles de Londres au-devant de Henri de Lancastre, en triomphe. Le récit du moine d’Evesham est conforme à celui de Stowe.
  4. Ces détails ne sont pas exacts. J’ai publié dans ma collection deux chroniques, l’une en prose, l’autre en vers, sur ces événemens. La chronique en prose est conforme, à quelques variantes près, au récit du manuscrit de Valenciennes.
  5. Colebrook.
  6. Sheen.
  7. Chertsey.
  8. Leeds.