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LIVRE IV.

à mourir, de eux atteler, au pied de la tour de Londres, que Richard de Bordeaux les pût voir des fenêtres de la tour, et traînés sur leurs fesses à chevaux, et chacun par lui, au long de la ville de Londres, et amenés en la rue que on dit le Cep, et là tranchées les têtes et mises sur glaive au pont de Londres, et les corps traînés au gibet par les épaules et là laissés.

Ce jugement rendu, on se délivra de l’exécuter ; toutes les besognes étoient prêtes. Le maire de Londres et les seigneurs qui à ce étoient députés se départirent de la Guihalle, atout grand’compagnie de peuple, et s’en vinrent au chastel de Londres ; et firent tantôt traire hors les quatre chevaliers du roi qui nommés étoient ainsi : Sire Bernard Brocas, sire Maggelais[1], messire Jean Derby, receveur de Lincoln, et monseigneur Stelle son maître d’hôtel ; et furent amenés en-mi la cour, et là chacun attelé à deux chevaux à la vue de ceux qui en la tour étoient qui bien les virent, et le roi aussi, dont ils furent grandement courroucés et éperdus, car tout le demeurant des chevaliers qui avecques le roi étoient n’en attendoient autre chose, tant savoient crueux et haustres[2] les Londriens ; il n’y eut plus rien dit. Tous quatre, allans l’un après l’autre, furent traînés du chastel allant au long de Londres jusques en la rue dussus dite, et là, sur un estal de poissonnier, on leur trancha les têtes, lesquelles furent mises sur quatre glaives à la porte du pont de Londres, et les corps traînés par les épaules au gibet de Londres, et là pendus.

Cette justice faite, tous hommes retournèrent à l’hôtel. Et devez savoir que le roi Richard, qui se sentoit pris et au danger des Londriens, étoit en grand meschef de cœur ; et comptoit sa puissance à néant, car il véoit que tous les hommes en Angleterre étoient à l’encontre de lui ; et si aucuns en y avoient qui le voulsissent aider ou porter, il n’étoit point en leur puissance du faire ni d’en montrer nul semblant, tant étoient toutes gens élevés à l’encontre de lui. Il fut dit au roi de ceux qui étoient avecques lui : « Sire, nous n’avons rien en nos vies, ainsi comme il appert, car quand votre cousin de Lancastre vint devant hier au chastel de Flinth[3], et de bonne volonté vous vous rendîtes à lui, il vous prit sus, et vous eut en convenant que vous, et douze des vôtres, demeureroient ses prisonniers et n’auroient autre mal ; et de ces douze les quatre en sont allés et exécutés honteusement. Nous n’en devons aussi attendre autre chose, et ve-ci cause pourquoi. Les Londriens qui lui font son fait l’ont fait si fort loyer et obliger envers eux qu’il ne peut aller au contraire. Dieu nous feroit grand’gràce, si nous mourrions céans de mort naturelle non de mort honteuse, car c’est grand’hideur à penser sur ce. »

À ces mots commença le roi Richard moult tendrement à plourer et tordre ses mains, et maudire l’heure que oncques il avoit été né pour celle fin prendre, et tant que ceux qui là étoient en eurent pitié et le réconfortèrent tant qu’ils purent. Et dit l’un de ses chevaliers : « Sire, il se faut réconforter. Nous véons bien, et vous aussi, que ce monde n’est rien et que les fortunes sont merveilleuses ; et tournent autant bien aucunes fois sur les rois et sur les princes que sur les povres gens. Le roi de France qui fille vous avez à femme ne vous peut aider présentement ; il vous est trop loin. Si vous pouviez ce meschef éloigner par dissimulation, et vous et nous sauver les vies, ce seroit bien exploité ; et dedans un an ou deux se pourroient bien faire autres recouvrances. » — « Et que voulez-vous, dit le roi, que je fasse ? il n’est chose que je ne doive faire pour nous sauver. » — « Sire, dit le chevalier, nous savons de vérité, et les apparences nous en véons, que les Londriens veulent couronner à roi votre cousin de Lancastre ; et sur cel état ils l’ont mandé et lui aident son fait à faire, Or est fort, tant que vous soyez en vie, si vous ne le consentez purement et ligement, la coronation se puist faire. Si vous mettons en terme, pour le meilleur, et pour votre salvation et la nôtre, que quand votre cousin viendra ici parler à vous, ou mandez-le pour la besogne avancer, et lui venu, par douces et traitantes paroles, dites que vous voulez la couronne d’Angleterre, et le droit que vous y avez et avez eu jusques à ci, résigner purement et ligement en ses mains, et voulez que il soit roi ; et par ce point vous l’apaiserez et adoucirez grandement, et les Londriens aussi. Et lors vous lui prierez affectueusement que il vous laisse vivre ci ou ailleurs, et parfaire votre viage ; et nous aussi avecques vous, ou chacun à part lui ; ou envoyer

  1. Selon Johnes, lord Marclois.
  2. Hautains.
  3. Conway Castle.