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Page:Froissart - Les Chroniques de Sire Jean Froissart, revues par Buchon, Tome III, 1835.djvu/360

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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

hors d’Angleterre comme bannis ; car, sire, qui perd la vie, il perd tout. » Le roi Richard entendit bien ces paroles, et les glosa en son cœur, et dit que il feroit d’après ce conseil, comme cil qui se véoit en grand danger ; et donna à sentir à ceux qui le gardoient que volontiers il parleroit au duc de Lancastre.

CHAPITRE LXXVII.

Comment le roi relégua sa couronne et son royaume en la main du comte Derby, duc de Lancastre.


Les nouvelles vinrent au duc de Lancastre que Richard de Bordeaux le demandoit et avoit grand désir de parler à lui. Tantôt le dit duc se départit de son hostel sur le tard, et vint par une barge sur la Tamise, accompagné de ses chevaliers, au chastel de Londres ; et entra par derrière dedans ; et vint en la tour où le roi Richard étoit ; lequel recueillit le duc de Lancastre moult doucement, et se humilia très grandement envers lui, ainsi que cil qui se véoit et sentoit en grand danger ; et lui dit : « Cousin, je regarde et considère mon état, lequel est en petit point, Dieu merci ! et tant que à tenir jamais règne ni gouverner peuple, ni porter couronne, je n’ai que faire de penser. Et si Dieu m’aide à l’âme, je voudrois être hors de ce siècle de la mort naturelle, et que le roi de France eût sa fille, car nous n’avons pas pris ni eu trop grand’joie ensemble ; ni oncques, depuis que je l’amenai en ce pays, je ne pus être si bien de mon peuple que j’étois en devant. Cousin, tout considéré, je sais bien et connois que grandement je me suis mespris envers vous et envers plusieurs nobles de mon sang en ce pays, par lesquelles choses je sens et connois que jamais je ne viendrai à paix et à pardon. Pour tant, de bonne et libérale volonté, je vous veuil résigner l’héritage et la couronne d’Angleterre ; et vous prie que le don et résignation vous preniez. » Quand le duc de Lancastre ouït celle parole, si répondit et dit : « Il convient que à celle parole soient vus et appelés plusieurs des trois états d’Angleterre. Et j’ai escript et mandé les prélats et nobles de ce pays et des consaux des bonnes villes. Et dedans trois jours il y en aura assez pour faire la résignation dûment que vous voulez faire ; et par ce point vous apaiserez grandement et adoucirez l’air de plusieurs hommes d’Angleterre ; car, pour obvier à tous maléfices qui trop fort étoient élevés en Angleterre, par faute de justice qui n’avoit ni lieu ni règne, ai-je été mandé de là la mer, et me veut de fait le peuple couronner. Et court voix et renommée par toute Angleterre que à la couronne j’ai et ai eu toujours plus grand’action de droit que vous n’avez eu. Et quand notre tayon, le roi Édouard de bonne mémoire, vous éleva et courona, il lui fut bien dit et remontré ; mais il aimoit tant son fils, et avoit aimé le prince de Galles, que nul ne lui put briser son propos ni opinion que vous ne fussiez roi. Et si vous eussiez ensuivi les œuvres du prince et cru bon conseil, ainsi que bon fils à son loyal pouvoir en tout bien doit ensuivre les œuvres de son père, vous fussiez demeuré roi, et en votre état. Mais vous avez toujours fait du contraire ; et tant que commune renommée court, par toute Angleterre et ailleurs, que vous ne fûtes oncques fils au prince de Galles, mais d’un clerc ou d’un chanoine ; car j’ai ouï dire à aucuns chevaliers qui furent de l’hôtel du prince mon oncle, que pourtant que le prince se sentoit mesfait de mariage, car votre mère étoit cousine-germaine au roi Édouard, et le commençoit à accueillir en grand’haine pourtant qu’il n’avoit point de génération, et si étoit sa commère[1] deux fois des enfans qu’il avoit tenus sur les fonts qui furent à messire Thomas de Hollande, elle qui bien savoit tenir le prince et qui conquis l’avoit en mariage par subtilité et cautelle, se douta que mon oncle le prince, par une diverse voie, ne se voulsist démarier ; et fit tant qu’elle fut grosse et vous eut, et encore un autre devant vous. Du premier on ne sçut que dire ni juger ; mais de vous, pourtant que on a vu vos mœurs et conditions trop contraires et différentes aux vaillances et prouesses du prince, on dit et parole, en ce pays ci et ailleurs, que vous fûtes fils d’un clerc ou d’un chanoine. Car pour le temps que vous fûtes engendré et né à Bordeaux sur Gironde, il y en avoit moult de jeunes et beaux en l’hôtel du prince. Et c’est la renommée de ceux de ce pays ; et bien en avez montré les œuvres, car vous êtes toujours incliné à la plaisance des François et à vouloir faire paix à la conclusion et déshonneur du royaume d’Angleterre. Et pourtant que mon oncle de Glocestre et le comte d’Arondel le

  1. On sait que c’était un empêchement de mariage.