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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

son chef[1] ; et entretant que on le sacroit et oignoit, le clergé chantoit la litanie et tel office que on dit à bénir un fond. Et fut là vêtu le roi des draps de l’église comme un diacre ; et puis lui chaussa-t-on uns souliers de velours vermeil en guise de prélat, et puis uns éperons à une pointe sans molettes ; et fut tirée hors du fourrel l’épée de justice, et là fut bénite et puis baillée au roi, et le roi la remit au fourrel ; et là, en présent l’archevêque de Cantorbie, dessaindy la dite épée. Et puis fut apportée la couronne saint Édouard[2]. Et étoit la dite couronne archée[3] en croix et fut bénite ; et puis lui assit le dit évêque sur le chef ; et après la messe dite et ouïe, le roi se départit de l’église au dit état, et trouva au dehors de l’église, sur le dextrier, le duc de Lancastre, le connétable d’Angleterre, le maréchal d’Angleterre et le lieutenant du connétable qui devant le roi faisoient place pour venir au palais. Et avoit au milieu de ce palais une fontaine qui rendoit vin blanc et vin vermeil par plusieurs sources. Et là entra le roi en la salle, et alla en son retrait ; puis vint en la salle pour dîner. Et fut la première table, du roi ; la seconde, des cinq pairs d’Angleterre ; la tierce table, des vilains de Londres ; la quatrième, des chevaliers nouveaux ; la cinquième, des chevaliers et écuyers d’honneur qui vouloient seoir ; et étoit le dit roi à côté du prince de Galles qui tenoit l’épée de justice, et de l’autre lez du connétable d’Angleterre qui tenoit l’épée de l’Église, et en dessous le maréchal qui tenoit le sceptre. Et n’eut à la table du roi que deux archevêques et dix-sept évêques. Et en la moitié de ce dîner vint un chevalier que on nommoit Dymok[4], tout armé, sur un cheval monté, tout couvert de mailles et de vermeil, chevalier et cheval. Et étoit armé pour gage de bataille ; et avoit un chevalier devant lui qui portoit sa lance ; et avoit le dit chevalier à son côté l’épée toute nue et sa dague à l’autre côté ; et bailla le dit chevalier un libelle au roi qui fut lu, et disoit : S’il étoit chevalier, écuyer, ni gentil homme qui voulsist dire ni maintenir que le roi Henry ne fût droit roi, il étoit tout prêt de le combattre, présent le roi, ou quand il plairoit au roi[5] assigner journée ; et le fit le roi crier par un héraut d’armes par les six lieux de la dite salle ; à quoi nul ne s’apparut. Et quand le roi eut dîné, il prit vin et épices en la dite salle, et puis alla en son retrait ; et toutes gens se départirent, et alla chacun en son hôtel.

Ainsi se porta la journée de la coronation du roi Henry, lequel demoura ce jour et la nuit ensuivant, et le lendemain au palais de Westmoustier.

Vous devez savoir que le comte de Salsebéry ne fut point à ces solemnités. Et mauvaisement y eût été, car on le tenoit en prison fermée, et bonnes gardes sur lui. Et vouloit le conseil du roi, et moult de nobles du pays et les Londriens, que on lui tranchât la tête publiquement en la rue de Cep à Londres. Et disoient que bien l’avoit desservi quand il s’étoit avancé de porter lettres de créance, de par Richard de Bordeaux, en France au roi et aux seigneurs, et avoit dit, témoigné et porté outre que le roi Henry étoit faux, mauvais et traître ; et que ce péché et mesfait ne foisoit point à pardonner, mais demandoit punition très crueuse. Le roi Henry, comme doux et sage, ne s’inclinoit pas à le faire sitôt mourir, mais en avoit aucunement pitié ; car le comte s’excusoit de ce que fait en avoit, fut par l’ordonnance et parole des quatre chevaliers dessus nommés qui décollés étoient. Le roi créoit assez tôt excusances, mais ceux de son conseil n’y vouloient pas entendre ; et disoient, et aussi faisoient les Londriens, qu’il en mourroit, car bien l’avoit desservi. Si demoura le comte de Salsebéry en prison en grand danger de sa vie.

Messire Jean de Hollande, comte de Hostidonne, et pour ce temps gardien de la ville de Calais, avoit été informé tout au long de la matière dessus dite, et comment son frère le roi Richard avoit été pris et mené, et étoit en prison en la tour de Londres, et là condamné, ou ailleurs qu’il plairoit le roi Henry et son conseil, à user sa vie, et avoit résigné le royaume, couronne et tout ; et étoit Henry de Lancastre roi d’Angleterre. Le comte de Hostidonne, quelque annoy et déplaisance qu’il eût du roi Richard, son frère, considéra le temps et les aventures, et regarda que il tout seul contre la puissance d’Angleterre qui trop grande étoit, il ne pouvoit pas obvier. Aussi la comtesse sa femme lui dit,

  1. Ces cérémonies se sont renouvelées au dernier sacre.
  2. Henri voulut remplacer par cet appareil solennel ce qui lui manquait d’un autre côté.
  3. En forme d’arc.
  4. C’est celui dont il a déjà été question.
  5. Cet usage s’est conservé au dernier sacre du roi d’Angleterre, et le représentant de la famille Dymok a rempli les mêmes fonctions.