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FRAGMENT D’UNE LETTRE

Cette omission dans le manuscrit de Valenciennes me parut remarquable. Mon intérêt s’en augmenta, et bientôt deux faits nouveaux me convainquirent que je tenais bien véritablement entre les mains une copie du premier ouvrage de Froissart, dans l’état où il le présenta à la reine Philippe, c’est-à-dire sa première rédaction, avant que ses opinions eussent pu être modifiées par la connaissance du monde et l’habitude des cours. Quelques mots expliqueront mon observation.

Froissart annonce dans ses Chroniques qu’il commença à écrire l’histoire de son temps en 1357, à l’âge de dix-neuf ans, d’après les Mémoires de Jean Le Bel, et d’après quelques autres renseignemens écrits et contemporains, probablement les Chroniques de Flandre. Jeune et mobile, il était alors sous l’impression des événemens qui s’étaient passés comme sous ses yeux. Édouard III avait triomphé à Crécy, en 1346, et le Prince-Noir à Poitiers, en 1356. Dans ces diverses expéditions, et surtout dans la première, Édouard avait trouvé un puissant secours dans son alliance avec les villes flamandes, et particulièrement avec le fameux Jacques d’Arteveld qui les gouvernait en opposition avec le comte de Flandre. Les troubles de la Jacquerie, qui sont de l’année où il écrivit, le soulèvement des communes anglaises, les violentes commotions des villes flamandes sous le second d’Arteveld, n’avaient pas encore éveillé la crainte des classes supérieures sur les dangers dont les menaçait la force insoupçonnée de la démocratie européenne naissante. On était loin de la victoire de Rosebecque, sous l’ascendant de laquelle les communes de presque tous les états de l’Europe devaient rester si longtemps ensevelies. Alors des services récens et une union que l’on pouvait croire plus longue permettaient aux hommes et surtout aux écrivains de rester impartiaux. Froissart ne montre en effet aucune amertume dans ce premier essai historique où se trouvent retractés tous les événemens relatifs à Jacques d’Arteveld et au triomphe des villes marchandes sur leur comte. Il y expose tous les faits avec simplicité et modération, sans prendre parti pour personne, sans réflexion acerbe ; et parfois même on voit que son patriotisme flamand s’éveille et qu’il est assez porté, lui homme de la commune, à sympathiser avec la gloire des communes.

Il n’en est pas ainsi dans sa révision ; une autre pensée le dominait : la crainte de voir la grossière insolence des communes triompher de l’élégant orgueil des chevaliers ; et sans dénaturer les faits, ses réflexions inclinent toujours vers le parti contraire ; car Froissart n’est pas un de ces chroniqueurs de la vieille école, qui enregistrent sèchement un fait à mesure qu’il se réalise, un miracle avec plus d’étendue qu’une victoire, une consécration de cloche avec plus d’affection que la ruine ou la renaissance d’un empire. Il vise, comme il le dit lui-même, à être un historien.

« Si je disois : Ainsi et ainsi advint en ce temps, sans ouvrir et éclaircir la matière qui fut grande et grosse, et horrible, et bien taillée d’aller malement, ce seroit chronique et non pas histoire, et si m’en passerois bien si je voulois. »

Une autre remarque assez curieuse ressort de l’examen du manuscrit de Valenciennes. Lorsque Édouard voulut faire la guerre à son rival Philippe de Valois et réclamer, du chef de sa propre mère, la couronne de France, il était encore fort jeune ; il n’avait pas triomphé entièrement des Écossais ; il n’avait pas pour auréole la victoire de Crécy et la gloire acquise par le Prince-Noir, son fils, à Poitiers et en Espagne : c’était le petit souverain d’un pays qui ne comptait pas parmi les premières puissances de l’Europe ; c’était, pour quelques-uns de ses domaines, un vassal du roi de France ; la France ne lui avait pas encore été ouverte par la trahison d’un prince royal, Robert d’Artois, par la félonie d’un chevalier, Godefroy d’Harcourt, par la complicité d’un prince en guerre avec ses peuples, le duc de Bretagne : il fallait donc se ménager des alliances utiles. En refusant aux Flamands la laine nécessaire à leurs manufactures, il les amena à se séparer de leur comte, tout Français d’affection et de serment, et à unir leurs intérêts aux siens. En sollicitant le vicariat de l’Empire, il gagna à sa cause la vanité de l’empereur Louis de Bavière, tout fier de s’asseoir au-dessus d’un roi, son lieutenant, et il amena ainsi les princes allemands à suivre, sous l’ombre d’un drapeau allemand, un allié qu’ils auraient dédaigné