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D’UNE PARTIE DU PREMIER LIVRE.

sés, que vous prenez le coer de mon corps et le faites Dien enbausmer. Après prendez tant de mon trésor que assez en ayez pour accomplir tout le voiage, pour vous et pour tous ceulx que vous vorez mener avec vous. Et présentez mon cuer au saint sépulcre, là où Nostre Seigneur fu ensevelis ; et le faites si honnourablement qu’il appartient en tel cas, et que j’en ay parfaite fiance en vous. »

CHAPITRE XLIX.

Quant ceulx qui là estoient oyrent ainsy leur seigneur parler, si leur ratenrist leurs cuers. Et quant messire Guillame de Douglas poet parler, il respondy et dist : « Gentil et noble sire, cent mille merchis de le grant honneur que vous me faites, quant il vous plaist de moy si grant chose chargier et recommander. Et je vous prometh que à mon loyal pooir je feray tout vostre commandement ; et jamais n’en doubtez, comment que je ne soie digne de tel chose entreprendre. » Dont dist le roy : « Grant merchy ! et ainsi le me créantez par vostre foy. » Adont le bon chevalier ly créanta par sa foy d’achever l’emprinse à son pooir. Dont dist le roy : « Dieu en soit graciés ; et j’en moray plus aise, quant je scais que les millieur chevalier de mon royalme achevera ce que je n’ay peu acomplir ne achever. »

CHAPITRE L.

Dont fu le roy d’Escoce en grant repos quant il sceut que le bon chevalier se fu chargiés de son veu acomplir. Et moult tost après le roy Robert trespassa ; et lui trespassé fu ouvers le corps, et le coer ostés, boulis et enbausmés. Du corps on fist, à une abbaie que on dist Donfrumelins le service à tele honneur que à tel roy appartient ; et y furent tous les nobles du pays. Après le service acomply, le gentil chevalier pourvéy son aroy ; et tantost son appareil fait, il monta sur mer, en Escoce, au havre de Haindebourch. Si s’en vint en Flandres droit à l’Escluse, pour savoir se aucuns de par dechà le mer s’aparilloit pour aler devers la sainte terre de Jhérusalem ; et là séjourna bien douze jours. Et toudis estoit sur la mer, ne oncques à terre ne descndy. Se menoit en sa compaignie deux chevaliers banerès, sept autres chevaliers et vingt cinq gentils hommes des milleurs du pays, sans l’aultre maisnie. Et n’avoit nulle vaisselle de cuisine ne aultre, si non toute d’argent ou d’or. Si estoit le chevalier adoubés comme celuy qui représentoit la personne du roy d’Escoce ; et tous ceulx qui l’aloient véoir estoient grandement festoié. Dont lui vinrent nouvelles que le roy de Castille avoit guerre au roy de Grenade qui est Sarasins. Si s’avisa qu’il yroit cele part pour commenchier son voiage. Si se party de l’Escluse par mer, et s’en ala droit en Espaigne ; et s’ariva au port de Vallence le Grant. Si s’en ala vers le roy Alfonse de Castille qui séoit à host contre le dit roy de Grenade ; et estoient assez près l’un de l’autre. Au premier jour après que le dit messire Guillame de Douglas fu là venus, advint que le roy de Castille yssi hors aux champs en ordonnance pour combatre ; et dalez lui estoit venus aussi en bon arroy le sire d’Engien en Haynnau pour honneur acquerre, et jà avoit esté grant espasse en Espaigne. Or advint que le roy de Grenade vint aux champs aussy, et aprocha si que li un des rois véoit l’autre à tout les banières. Si commencèrent à rengier leurs batailles li ung contre l’autre. Adont se traist le dit messire Guillame, et aussi fist le dit seigneur d’Engien sur les costés où ils furent ordonnés à tout leur charge. Et quant ils virent le bataille du roy de Castille esmouvoir, ils cuidèrent qu’elle deust assembler. Dont les deux bons chevaliers, qui point ne voloient estre des dairains à l’euvre, férirent des esporons, et toute leur route, jusques à la bataille du roy de Grenade ; et assemblèrent moult asprement en créant fermement que le roy de Castille et toutes les batailles sievyssent ; mais non firent, qui fu pités ; car la journée estoit pour eulx se le roy euist poursievy son fait. Dont yceulx furent deceu, car nuls ne les sievy des Espaignols. Et advint ainsi que le dit messire Guillame de Douglas et toute sa route y furent tous mors. Et aussy y demoura la bannière le seigneur d’Engien, que portait Gille de Hembisse, et pluiseurs autres ; mais le seigneur d’Engien se sauva. Si fu grant deffaulte pour les Espaignols, que autrement ne les confortèrent. Et sachiés que ceulx qui là demourèrent très bien se vendirent. Et parmy la mort ils acquirent très grant honneur et le salvement de leurs âmes.