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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

place où jouter on devoit étoit belle et ample et unie, verte et herbée. Messire Jean de Hollande envoya tout premièrement heurter par un sien écuyer à la targe de guerre de messire Boucicaut. Ce fait, Boucicaut issit hors de son pavillon tout appareillé et monta à cheval, et prit targe et puis lance bonne, roide et bien acérée ; et s’élongèrent les deux chevaliers ; et quand ils eurent bien avisé l’un l’autre, ils éperonnèrent de grand’randon et vinrent l’un sur l’autre sans eux épargner. Et consuivit en telle manière Boucicaut le comte de Hostidonne, que il lui perça la targe, et lui coula le fer au-dessus du bras et tout outre sans point blesser. Et passèrent de ce coup et empainte les chevaliers tout outre, et s’arrêtèrent ordonnément sur leur pas. Celle joute fut moult prisée. À la seconde joute, ils se heurtèrent un petit, mais nul mal ils ne se firent, et à la tierce lance les chevaux refusèrent.

Le comte de Hostidonne, qui volontiers joutoit et qui étoit échauffé, revint sur son lez, attendant que messire Boucicaut reprît la lance ; mais point ne reprit ; et montroit Boucicaut ordonnance et contenance que plus pour ce jour tant que au dit comte il n’en vouloit faire. Quand le comte de Hostidonne vit ce, il envoya heurter par un sien écuyer à l’écu de guerre du seigneur de Saint-Py ; et cil qui jamais n’eût refusé, issit tantôt hors de son pavillon et monta à cheval, et prit sa targe et sa lance ; et quand le comte vit qu’il étoit prêt et qu’il ne demandoit que la joute, il éperonna le cheval de grand’volonté, et Saint-Py autant bien le sien, Si avalèrent leurs lances et s’adressèrent l’un sur l’autre. Mais à l’entrer ens, les chevaux croisèrent, et toutes fois ils se consuivirent, mais par la croisure qui fut prise à meschef le comte fut désheaumé[1]. Si retourna vers ses gens et moult tôt il se fit renheaumer et prit sa lance, et le sire de Saint-Py la sienne ; et éperonnèrent les chevaux et s’encontrèrent de pleines lances, et se férirent ès targes dur et roide ; et furent sur le point que de porter l’un l’autre à terre, mais ils sanglèrent les chevaux de leurs jambes et bien se tinrent ; et retournèrent chacun à son lez, et se rafreschirent un petit et prirent vent et haleine. Messire Jean de Hollande, qui grand’affection avoit de faire honorablement ses armes, reprit sa lance et se joignit en sa targe, et éperonna son cheval ; et quand le sire de Saint-Py le vit venir, il ne refusa pas, mais s’en vint à l’encontre de lui au plus droit que oncques il put. Si se atteignirent les deux chevaliers de leurs lances de guerre sur les heaumes d’acier, si dur et si roide que les étincelles toutes vermeilles en volèrent. De celle atteinte fut le sire de Saint-Py désheaumé. Et passèrent les deux chevaliers moult frichement outre, et retourna chacun sur son lez.

Cette joute fut moult grandement prisée ; et disoient François et Anglois que les trois chevaliers, le comte de Hostidonne, messire Boucicaut et le sire de Saint-Py, avoient très bien jouté, sans eux épargner ni porter dommage. Encore de rechef requit le comte de Hostidonne à courir une lance pour l’amour de sa dame, mais on lui refusa.

Adonc se départit messire Jean de Hollande du rang pour revenir un autre ; car il avoit toutes ses six lances bien courues et bien assises, tant que honneur et grâce il en avoit acquis de toutes parties. Donc fut appareillé un gentil chevalier d’Angleterre, qui s’appeloit le comte Maréchal, et envoya heurter, ainsi que ordonnance se portoit, à l’écu de guerre de messire Regnault de Roye ; et ce fait, messire Regnault issit hors de son pavillon, armé de toutes pièces, ainsi comme à lui appartenoit, et monta sur son cheval qui lui fut tout prêt. On lui mit sa targe au col et boucla, et puis prit sa lance. Si éloignèrent les deux chevaliers leurs chevaux et puis éperonnèrent de grand randon, en venant tous deux l’un contre l’autre ; et faillirent à celle première joute par le desroyement de leurs chevaux, dont ils furent moult courroucés. De la seconde lance fut messire Regnault de Roye enferré et rompit sa lance. À la tierce ils recouvrèrent ; et se férirent de tel randon sur les heaumes que les étincelles de feu en saillirent. Et fut le comte Maréchal désheaumé. Il passa outre et retourna frichement àson lez, et ne jouta plus pour ce jour, car il en avoit assez fait.

Adonc se trait avant le sire de Cliffort, un moult appert et vaillant chevalier d’Angleterre, cousin germain à messire Jean Chandos qui fut si preux et si vaillant chevalier ; et envoya heurter, ainsi que ordonnance le portoit, d’une verge à la targe de guerre messire Boucicaut. Tantôt le chevalier issit hors de son pavillon, armé de

  1. Son casque ou heaume fut renversé.