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Page:Froissart - Les Chroniques de Sire Jean Froissart, revues par Buchon, Tome III, 1835.djvu/63

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LIVRE IV.

remercièrent grandement de leurs ébattemens et leur dirent : « Tous chevaliers et écuyers de notre compagnie qui jouter vouloient ont fait armes. Si prenons congé à vous, car nous retournerons à Calais et de là en Angleterre. Nous savons assez que qui voudra jouter à vous et faire armes, il vous trouvera ici les trente jours durans, selon la teneur de votre cri. Nous revenus en Angleterre, nous vous certifions que à tous chevaliers et écuyers que nous verrons et qui à nous de ces armes parlerons, nous leur dirons et prierons que ils vous viennent voir. » — « Grands mercis, répondirent les trois chevaliers, et ils seront recueillis de bonne volonté et délivrés au droit d’armes, ainsi comme vous avez été. Avec tout ce nous vous remercions grandement de la courtoisie que vous nous avez faite. »

Ainsi sur cel état doucement et amiablement se départirent de la place de Saint-Inghelberth les Anglois des François et s’en retournèrent à Calais. Guères n’y séjournèrent. Ce fut le samedi au matin que ils entrèrent ès vaisseaux passagers. Ils eurent bon vent ; ils vinrent devant midi à Douvres. Si issirent hors des vaisseaux et entrèrent en la ville, et se trairent chacun à son hôtel.

Si furent ce samedi tout le jour, et le dimanche jusques après messe et boire, en la ville de Douvres, et s’y rafraîchirent eux et leurs chevaux, et le dimanche ils vinrent au gîte au soir en la ville de Rochestre ; et lendemain à Londres. Si se départirent là et prirent congé l’un à l’autre, et retourna chacun en son lieu. Les trois chevaliers de France dessus nommés tinrent leur place et leur journée vaillamment à Saint-Inghelbert.

Vous devez savoir, si comme ici dessus je vous ai dit, que quand la compagnie des Anglois eut pris congé aux chevaliers de France, le roi de France et le sire de Garencières, qui là étoient tous déconnus et qui vu avoient les armes faites, s’en vinrent ce jour gésir à Marquise, et à lendemain que il ajourna, le vendredi, ils se départirent et s’en retournèrent en France, et ne cessèrent de chevaucher si furent venus à Cray sur la rivière d’Oise, où pour ces jours la roine de France se tenoit. Petit de gens sçurent où le roi avoit été, fors que ses plus secrets varlets de chambre.

Depuis la route des Anglois, desquels je vous ai parlé, retournée en Angleterre, il n’est point venu en ma connoissance que nul depuis issit hors d’Angleterre, ni vint à Saint-Inghelberth pour faire armes. Car cils qui jouter vouloient et auxquels les nouvelles venues étoient, premièrement se cueillirent et accompagnèrent tous ensemble, et retournèrent tout ainsi. Néanmoins les trois chevaliers dessus nommés se tinrent sur leur place les trente jours tous accomplis et outre ; et puis s’en retournèrent tout par loisir chacun en son lieu, quand ils furent venus voir le roi de France, le duc de Touraine et les seigneurs à Paris qui leur firent bonne chère. Ce fut raison ; car vaillamment ils s’étoient portés, et avoient gardé l’honneur du royaume de France.

CHAPITRE XIII.

De l’entreprise et du voyage des chevaliers de France et d’Angleterre et du duc de Bourbon qui fut chef de l’armée, à la requête des Gennevois, pour aller en Barbarie assiéger la forte ville d’Affrique[1].


Je me suis souffert à parler et de remettre avant une autre haute et noble matière et emprise qui se fit en celle saison des chevaliers de France et d’Angleterre et d’autres pays, outre mer au royaume de Barbarie. Si ne le vueil-je pas oublier ni laisser derrière. Mais pour ce que j’avois commencé à parler des armes faites à Saint-Inghelberth, si comme il est ici dessus contenu, je les ai voulu poursuivre, et puisque je les ai conclues, je me remettrai aux autres nouvelles et m’en rafraîchirai, car tels choses au dire et mettre avant me sont grandement plaisans ; et si plaisance ne m’eût incliné au dicter et à l’enquerre, je n’en fusse jà venu à chef.

Or dit le texte de mon procès, sur lequel je vueil procéder, que, en celle saison, nouvelles s’épandirent en France et en plusieurs pays que les Gennevois vouloient faire une armée pour aller en Barbarie, et de eux-mêmes avoient grand avantage de pourvéances tant que de biscuit, d’eau douce et de vinaigre, de gallées, de vaisseaux, atout chevaliers et écuyers qui en ce voyage voudroient aller. Et la cause qui les mouvoit à ce faire, je le vous dirai. De long-temps s’étoient les Auffriquans avancés par mer et venus guerroyer les frontières des Gennevois,

  1. Ville maritime du royaume de Tunis.