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Page:Froissart - Les Chroniques de Sire Jean Froissart, revues par Buchon, Tome III, 1835.djvu/71

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LIVRE IV.

nommé. Si en souvint au conseil du roi, et dirent ainsi, que mieux appartenoit que le vicomte eût la charge de ce voyage pour aller en Languedoc que nul autre. Si fut demandé où on en orroit nouvelles, et fut sçu que il se tenoit à Condé sur Marne. On escripsit devers lui au nom du roi, et le mandoit le roi. Celui qui ces lettres portoit se hâta tant que il vint à Condé, et là trouva le vicomte de-lez sa femme. Si lui bailla les lettres de par le roi de France. Le vicomte les prit et ouvrit et lisy, et quand il sçut de quoi elles parloient, si dit que il obéiroit au commandement du roi ; c’étoit raison. Il ordonna ses besognes le plus tôt qu’il put et se partit de Condé sur Marne, et chevaucha tant que il vint à Paris. Il trouva le roi et son conseil qui lui dirent : « Vicomte, exploitez-vous et assemblez gens d’armes de votre retenue, car il vous en faut aller en Auvergne ; il y a là pillards desquels Aimerigot Marcel est chef, selon ce que nous sommes informés, qui hérient et travaillent les bonnes gens ; faites tant que tous soient boutés hors ; et si vous pouvez attraper celui Aimerigot Marcel, si le nous amenez, nous en aurons grand’joie. Il est ordonné que vous serez délivré à Clermont, en Auvergne, de la somme que vous aurez de gens d’armes ; et pour aller d’ici jusques là, parlez au trésorier des guerres, il lui est chargé que il vous délivre aucune chose pour vos menus frais ; et vous délivrez, car la besogne demande hâte. »

Le vicomte répondit qu’il étoit tout prêt. Si retourna à son hôtel ; et lui étant à Paris, il fit lettres écrire et envoyer hâtivement aux chevaliers et écuyers de France et de Picardie de sa connoissance et retenue, en eux signifiant que ils se délivrassent et vinssent à Chartres, et que là le trouveroient, et là feroit-il sa montre. Tous, chevaliers et écuyers, qui escripts et mandés furent, obéirent volontiers, car ils aimoient le vicomte et le tenoient à bon capitaine. Et vinrent et furent tous en la cité de Chartres au jour qui préfix y étoit ; et se trouvèrent bien deux cents lances, et tous gens de guerre bons et féables.

Quand là furent tous assemblés les François et les Picards, ils se départirent de Chartres et prirent le chemin et l’adresse pour aller vers Auvergne, et exploitèrent tant qu’ils vinrent en Bourbonnois. Les nouvelles s’épandirent en Auvergne que grand secours leur venoit de France. Si en fut tout le pays réveillé et réjoui.

Bien étoit de nécessité que ces gens d’armes de France s’avançassent pour venir en Auvergne au devant de ceux de la Roche de Vendais, car si ils eussent encore attendu six jours, Aimerigot et ceux de sa suite avoient jeté leur visée de venir courir à puissance en ce plain pays entre Clermont et Montferrand, la Ville-Neuve sus Allier et tout environ Riom, et jusques à Ganap. Et sachez, si ils eussent fait ce voyage, ils eussent porté dommage au pays de cent mille francs ; car en la marche que je vous dis gît toute la graisse d’Auvergne ; ni nul ne fût allé au devant, car le pays pour lors étoit vuis de gens d’armes, et si couroit renommée que la route Aimerigot étoit plus grande assez qu’elle ne fut. Ce les faisoit ressoigner. Aimerigot et sa route étoient tout prêts de faire celle chevauchée. Mais nouvelles vinrent entre eux, je ne sais comment ce fut, par pélerins ou par espies, que grand’foison de gens d’armes, desquels le vicomte de Meaux étoit chef, approchoient durement et venoient de France pour eux faire guerre et bouter hors de la Roche de Vendais. Ces nouvelles les retardèrent et les firent tenir tout clos dedans leur fort, et sentirent tantôt que ils auroient le siége. Or se commença Aimerigot à douter et à repentir de ce qu’il avoit fait, car bien savoit que s’il étoit tenu il ne viendroit à nulle rançon. Si en parla à aucuns de ses compagnons, et dit : « J’ai tout honny ; j’ai cru mauvais conseil. Convoitise sans raison me détruira, si fort n’y a. » Donc répondirent ceux à qui il en parloit et devisoit : « Pourquoi vous doutez-vous ? Nous yous avons vu le plus fort homme d’armes qui fût en toutes ces marches. Nous avons bonne garnison et forte, et si est bien pourvue ; et si sommes gens tous de défense et de volonté, et qui avons et avions autant cher à garder nos corps comme vous faites le vôtre. Vous ne pouvez perdre que nous ne perdions. Si par cas d’aventure vous êtes pris, vous finerez trop bien par raison, car vous avez grand’finance, et nous n’avons rien ; si nous sommes pris, c’est sur la tête ou sur la hart. Il n’y a autre rémission. Si nous vendrons chèrement, et nous garderons aussi du mieux que nous pourrons ; si, ne vous ébahissez en rien de chose que vous oyez ni véez, car nous n’avons garde de siége ;