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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

ges en Berry, et là fut le duc deux jours ; il s’en partit au tiers jour, et vint à Mehun sur Yèvre, un châtel à lui ; et à droit là, l’une des plus belles maisons du monde y avoit pour lors ; car le duc de Berry excellentement y avoit fait ouvrer et édifier, et avoit bien coûté trois cent mille francs.

Là séjourna le duc quinze jours, dont moult ennuyoit aux Anglois qui procuroient pour Aimerigot. Mais ils n’en pouvoient autre chose avoir ; et s’en dissimuloit jà le duc et n’en faisoit plus compte ; je vous dirai pourquoi et comment. Le comte de Sancerre et le sire de Revel, qui étoient les souverains de son conseil avec messire Pierre Mespin, avoient trop grandement chargé le fait de celui Aimerigot, et en avoient par conseil blâmé doucement monseigneur de Berry, et lui avoient dit qu’il n’avoit que faire de soi mêler des besognes de Aimerigot, car sa vie avoit été et étoit déshonorable, et étoit un pillard faux et mauvais contre la couronne de France, et par lequel trop de vilains faits, trop de pilleries et roberies avoient été faits, soutenus et avancés en Auvergne et en Limousin, et n’étoit pas un homme pour qui on dût prier ni parler, mais en devoit-on laisser convenir le roi et son conseil.

Ces paroles et autres avoient grandement refroidi et refroidoient le duc de Berry ; et n’en faisoit plus nul compte. Néanmoins les deux Anglois dessus nommés faisoient grandement leur devoir de ramentevoir au duc, et le duc, en lui dissimulant, leur en répondoit courtoisement, et leur disoit : « Souffrez-vous ; nous serons tantôt à Paris ; mais que nous soyons départis d’ici. » Et quoi qu’il dît, encore se tenoit-il à Mehun sur Yèvre et se tint plus de trois semaines. Et devisoit au maître de ses ouvriers de taille et de peinture, maître Andrieu Beau-Neveu, à faire nouvelles images et peintures ; car en telles choses avoit-il grandement sa fantaisie de toujours ouvrer de taille et de peinture ; et il étoit bien adressé, car dessus ce maître Andrieu dont je parolle n’avoit pour lors meilleur ni le pareil en nulles terres, ni de qui tant de bons ouvrages fût demeuré en France ou en Hainaut, dont il étoit de nation ; et au royaume d’Angleterre.

Or vous vueil dire et recorder quelle chose il advint de Aimerigot Marcel et de la Roche de Vendais. Il, qui étoit assez imaginatif, quand il vit que la détriance se mettoit si longuement à lever le siége, si pensa bien que les messagers du roi et du duc de Lancastre ne pouvoient rien impétrer, et que ses prières et ses lettres alloient toutes à néant. Si visa un autre tour ; et s’avisa que il se départiroit de là et chevaucheroit de nuit et de jour, tant qu’il réveilleroit les capitaines de Pierregord et de Pierreguis[1], Guyonnet de Sainte-Foix, Ernauldon de Sainte-Colombe, Ernauldon de Rosten, Jean de Marsen, Pierre d’Anchin, Remonet de Compane, et plusieurs autres Gascons et Béarnois et tous forts Anglois et grands guerroyeurs ; et feroit tant par belles paroles que tous ces capitaines s’assembleroient et monteroient en Auvergne, sur l’espèce et convoitise de fort gagner ; et viendroient, ou de soir ou de matin, lever le siége, et prendroient tous les gentilshommes qui là étoient ; et bien auroient pour cent mille francs de prisonniers sans le menu butin. Si en parla à son oncle Guyot du Scel, et lui dit tout le long de sa pensée : « J’ai telle chose proposée, qu’en dites-vous ? » Il répondit et dit : « Je n’y vois que tout bien ; autrement ne serons-nous délivrés de ces François. » — « Or, mon oncle, dit Aimerigot, je ferai ce voyage puisque vous le me conseillez. Mais je vous prie de une chose avant mon partement. » — « Quelle ? » dit Guyot du Scel. « Que pour escarmouche que les François fassent ni pour saillie, que vous ne vueillez point ouvrir les barrières ni issir au dehors, car si vous le faisiez, vous pourriez perdre plus que gagner. » Répondit Guyot : « Je m’en garderai bien ; nous nous tiendrons ici dedans, tout clos, tant que vous reviendrez et que nous orrons nouvelles de vous. » — « Voire, bel oncle, dit Aimerigot, je vous en prie ; autrement ne les pouvons-nous courroucer que de nous tenir enclos. De leurs assauts et escarmouches n’avons-nous garde. »

Depuis ne demeurèrent pas trois jours que Aimerigot Marcel se départit de la Roche de Vendais et un page tant seulement, et se mit en chemin. Il passa tout outre sans le danger des François ; et avoit intention de amener compagnons aventureux et lever le siége. Et quoique Aimerigot Marcel fût hors de la garnison,

  1. Périgueux.