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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

quand il eut la première aventure de trouver le Sarrasin qui le défi d’armes demandoit, il dut avoir autrement répondu et dit : « Je ne suis pas chef de l’ost, mais je suis le moindre. Et vous, Sarrasin qui parlez à moi et qui blâmez notre loi, vous n’êtes pas, pour répondre de cette matière, bien adressé. Je vous mènerai devant les seigneurs, et vous prends sur mon sauf-conduit que jà mal vous n’y aurez ni recevrez, allant et venant, mais vous orront les seigneurs volontiers parler. » Si les eût Chiffrenal amenés devant monseigneur de Bourbon et le conseil de l’ost, là eussent-ils été ouïs à loisir, et on eût sçu leur entente, et eux répondu selon ce que ils eussent parlé et proposé. Celle deffiaille d’armes pour celle querelle ne se devoit point passer, fors par grands traités et délibération de bon conseil. Et quand les armes eussent été accordées à faire des nôtres aux leurs, on eût sçu de leur côté véritablement quelle gent se fussent combattus par nom, et par surnom, et de nom et d’armes ; et nous eussions aussi avisé et élu les nôtres à notre entente pour notre honneur et profit, et de ce pris aux Sarrasins cran et ôtages, et aussi livré, ce fût raison, pour faire plus duement. Si la chose eût été démenée par ce parti, sire de Chim, il vaulsist mieux que par la deffiance dont vous m’avez parlé. À qui le pourroît, par aucun moyen et traité ramener à raison, ce seroit bien fait ; et j’en vueil aller parler au duc de Bourbon ; et en ferai mettre le conseil de l’ost ensemble, pour savoir par science qu’ils en diront. » Lors se départit le sire de Coucy du seigneur de Chim et se mit en voie ; et s’en vint devers la tente du duc de Bourbon, où jà tous les barons se recueilloient, car on étoit informé de cette matière, pour avoir avis et conseil comment on s’en cheviroit.

Quoique le sire de Coucy eût parlé au seigneur de Chim sur forme de bon avis et en espèce de bien, le sire de Chim ne se laissa point pour ce à armer et à appareiller, et s’en vint en l’état, ainsi que il devoit être pour combattre avecques les autres aux Sarrasins. Tous furent appareillés et en bon arroi, et messire Guy de la Trémoille au chef tout devant. Entretant proposèrent les seigneurs de France en la tente du duc de Bourbon plusieurs paroles ; et ne sembloit pas à aucuns celle deffiaille raisonnable ; et soutenoient grandement la parole et l’opinion du seigneur de Coucy, qui vouloit que on y allât par autre traité. Et les aucuns disoient, et par espécial messire Philippe d’Artois, comte d’Eu, et messire Philippe de Bar : puisque les armes étoient entreprises et encommencées à faire, de leur côté trop grand blâme seroit de les briser, et que au nom de Dieu et de Notre Dame on laissât les chevaliers et écuyers convenir. Ce propos fut tenu et soutenu, car autrement du briser on n’en fût venu à chef. Or fut regardé, tout considéré pour le mieux, que on feroit armer et appareiller tout l’ost généralement et mettre en arroi et ordonnance de bataille ; par quoi si les Sarrasins vouloient faire leur mauvaiseté, que on fût pourvu à l’encontre d’eux. À cette ordonnance ne désobéit nul ; ce fut raison. Et s’armèrent et appareillèrent toutes gens chacun selon son état ; et se trairent sur les champs, et se mirent moult convenablement en ordonnance de bataille, ainsi que pour aller combattre, les arbalêtriers gennevois d’une part et les chevaliers et écuyers d’autre part, chacun seigneur dessous sa bannière et son pennon armoyés de ses armes. Et fut du commencement et de l’ordonnance belle chose à regarder ; et montroient bien les chrétiens que ils avoient grand désir que les Sarrasins vinssent pour aller combattre ; et étoient les dix chevaliers et écuyers chrétiens sur les champs traits à une part, et attendoient les dix Sarrasins qui devoient venir ; mais ils n’en avoient, si comme ils le montroient, nulle volonté ; car quand ils virent l’arroi des chrétiens, et comment sagement et bellement ils étoient mis en ordonnance de bataille, ils doutèrent et n’osèrent traire avant, quoique ils fussent de peuple trois fois plus grand’foison que les chrétiens n’étoient. À la fois ils faisoient faire voyage par aucuns des leurs bien montés, et chevaucher devant les batailles pour voir le convenant ; et puis tantôt se retrayoient ; et tout ce faisoient-ils par malice et pour donner aux chrétiens peine. Ce jour fit si très âprement chaud de grand’ardeur d’air et de soleil, que devant ni depuis nulle chaleur pour un jour ne fut pareille, et tant que les plus durs et les plus jolis et frisques en leur armures étoient si échauffés que peu qu’ils n’éteignoient par deffaute d’air, de vent et d’haleine.