Page:Fustel de Coulanges - La Cité antique, 1870.djvu/370

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C’étaient deux peuples qui ne se comprenaient même pas, n’ayant pas pour ainsi dire d’idées communes. Si le patricien parlait au nom de la religion et des lois, le plébéien répondait qu’il ne connaissait pas cette religion héréditaire ni les lois qui en découlaient. Si le patricien alléguait la sainte coutume, le plébéien répondait au nom du droit de la nature. Ils se renvoyaient l’un à l’autre le reproche d’injustice ; chacun d’eux était juste d’après ses propres principes, injuste d’après les principes et les croyances de l’autre. L’assemblée des curies et la réunion des patres semblaient au plébéien des privilèges odieux. Dans l’assemblée des tribus le patricien voyait un conciliabule réprouvé de la religion. Le consulat était pour le plébéien une autorité arbitraire et tyrannique ; le tribunat était aux yeux du patricien quelque chose d’impie, d’anormal, de contraire à tous les principes ; il ne pouvait comprendre cette sorte de chef qui n’était pas un prêtre et qui était élu sans auspices. Le tribunat dérangeait l’ordre sacré de la cité ; il était ce qu’est une hérésie dans une religion ; le culte public en était flétri. Les dieux nous seront contraires, disait un patricien, tant que nous aurons chez nous cet ulcère qui nous ronge et qui étend la corruption à tout le corps social. L’histoire de Rome, pendant un siècle, fut remplie de pareils malentendus entre ces deux peuples qui ne semblaient pas parler la même langue. Le patriciat persistait à retenir la plèbe en dehors du corps politique ; la plèbe se donnait des institutions propres. La dualité de la population romaine devenait de jour en jour plus manifeste.

Il y avait pourtant quelque chose qui formait un lien entre ces deux peuples, c’était la guerre. Le patriciat n’avait eu garde de se priver de soldats. Il avait laissé aux plébéiens le titre de citoyens, ne fût-ce que pour pouvoir les incorporer dans les légions. On avait d’ailleurs veillé à ce que l’inviolabilité des tribuns