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Page:Gérard - Correspondance choisie de Gœthe et Schiller, 1877.djvu/36

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nière lettre, dont le contenu m’a causé une double joie ; car elle me montre que l’idée que je me fais de votre nature répond à votre propre sentiment, et que la franchise avec laquelle j’ai, sur ce sujet, laissé parler mon cœur ne vous a pas déplu. Votre connaissance tardive, mais si pleine pour moi de belles espérances, est à mes yeux une preuve nouvelle qu’on fait souvent bien mieux de laisser agir le hasard, que de chercher à le prévenir par un empressement excessif. J’ai toujours vivement désiré, sans doute, d’être uni à vous par des relations plus intimes que celles qui sont possibles entre l’esprit d’un écrivain et celui d’un lecteur attentif ; mais je comprends parfaitement que les voies si différentes où nous nous trouvons engagés, ne pouvaient pas amener entre nous, avant le moment actuel, une rencontre profitable. Désormais, j’ose l’espérer, pour tout le chemin qui nous reste encore, nous marcherons de compagnie, et nous en profiterons d’autant plus que, dans un long voyage, ce sont toujours les derniers compagnons qui ont le plus de choses à se dire.

N’attendez pas de moi cette grande richesse d’idées, que je trouve chez vous. Mon besoin, ma tendance est de faire beaucoup avec peu ; quand vous aurez appris à connaître de plus près ma pauvreté en tout ce qu’on appelle connaissances acquises, vous trouverez peut-être que j’y ai réussi dans plus d’un de mes ouvrages. Le cercle de mes pensées étant petit, je le parcours d’autant plus vite et plus souvent ; je puis ainsi tirer de mon petit avoir un plus grand profit, et demander à la forme la variété qui manque au fond. Vous vous efforcez de simplifier le vaste monde de vos idées ; je cherche la variété pour mon petit domaine. Vous avez un empire à gouverner ; je ne règne que sur une petite famille d’idées dont je serais bien heureux de pouvoir faire un petit monde.

Votre esprit procède par intuition dans une mesure extraordinaire, et toutes vos facultés puissantes semblent s’être entendues, avec l’imagination, comme avec leur commun représentant. En réalité, c’est le plus haut degré que puisse atteindre l’homme qui sait généraliser ses perceptions, et donner à ses impressions la valeur d’une loi. C’est là ce but que vous poursuivez ; à quel degré ne l’avez-vous pas déjà atteint ? Mon esprit à moi procède d’une manière plus