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Page:Gérard - Correspondance choisie de Gœthe et Schiller, 1877.djvu/49

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13.

Lettre de Schiller. Jugement sur le caractère général du Wilhelm Meister.
Iéna, le 7 janvier 1795.

Recevez mes meilleurs remercîments pour l’exemplaire de votre roman que vous m’avez envoyé. Tel est le sentiment qui me pénètre et s’empare de moi de plus en plus complétement, à mesure que j’avance dans la lecture de votre livre, que je ne puis mieux l’exprimer qu’en le comparant à un doux et intime sentiment de bien-être, à l’impression d’une santé parfaite de corps et d’esprit ; et je gagerais bien qu’il produira le même effet sur tous les lecteurs.

Je m’explique cette action bienfaisante par la clarté paisible, le poli, la transparence qui règnent partout dans votre œuvre : rien qui laisse l’esprit mécontent et inquiet, rien qui le mette en mouvement, plus qu’il n’est nécessaire, pour exciter et entretenir en nous un joyeux sentiment de vitalité. Quant aux détails, je ne vous en parlerai pas avant d’avoir lu le troisième livre, que j’attends avec impatience.

Je ne puis vous dire combien il m’est pénible de passer d’une œuvre de cette nature aux matières philosophiques. Là, tout est si serein, si vivant, si harmoniquement fondu, si humainement vrai ! Ici, tout est si sévère, si rigide et si abstrait, si contraire à la nature ! car tout dans la nature est synthèse, tandis que la philosophie n’est rien qu’antithèse. À la vérité, je puis me rendre ce témoignage que je reste dans mes spéculations aussi fidèle à la nature que l’idée même d’analyse le comporte ; peut-être lui suis-je resté plus fidèle que nos kantistes ne le croient possible et permis. Mais je n’en sens pas moins vivement quelle distance infinie sépare la vie du raisonnement, et dans ces moments de mélancolie, je ne puis m’empêcher de considérer comme un défaut de ma nature ce que, dans des heures plus sereines, j’envisage uniquement comme une propriété naturelle de la chose dont je m’occupe. Ce qu’il y a de certain,