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Page:G. Bruno - Le Tour de la France par deux enfants, 1904.djvu/70

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du monde ; mais, quand il a bu, il n’y a pas de brute pareille : il assomme son cheval de coups, et il en ferait autant du premier venu qui le contredirait.

— Mais, dit André, je l’ai payé d’avance pour nous emmener ce soir à Besançon.

— Vous avez eu tort, dit sèchement l’aubergiste. Pourquoi payez-vous d’avance des gens que vous ne connaissez pas ? Et maintenant vous aurez tort de nouveau si vous voulez raisonner avec un homme qui n’a plus sa raison.

André, tout pensif, retourna trouver Julien au fond de la carriole. Les deux enfants, bien désolés, décidèrent qu’il fallait reprendre leurs paquets sur leur dos et se remettre en marche malgré la pluie, pour faire à pied les seize kilomètres qui leur restaient, plutôt que de continuer la route avec un homme ivre et brutal.

Au même moment le charretier sortit de l’auberge, sa pipe à la main, jurant comme un forcené contre la pluie, contre son cheval, contre les deux enfants, contre lui-même. Il monta dans sa carriole avant que les enfants surpris eussent eu le temps d’en descendre, et sangla son cheval d’un coup de fouet. La carriole se remit en marche au grand galop, vacillant par bonds d’un côté, puis de l’autre, tant le cheval excité à force de coups marchait vite.

Le petit Julien était transi de peur : il eût voulu être à cent lieues de là. André lui-même, prévenu par l’aubergiste, n’était pas rassuré et n’osait souffler mot. Les deux enfants, se serrant l’un contre l’autre au fond de la voiture, n’avaient qu’un désir : se faire oublier de l’ivrogne, qui ne cessait de vociférer comme un furieux. À chaque passant qu’on rencontrait il adressait des injures et des menaces ; il jurait d’une voix chevrotante qu’il ferait un mauvais coup parce qu’un vaurien l’avait insulté à l’auberge.

Plus d’une heure se passa ainsi. Les deux enfants épouvantés et silencieux réfléchissaient tristement. — « Mon Dieu ! pensait André, que l’ivresse est un vice horrible et honteux ! »

Pour le petit Julien, il était si désolé de se voir en cette vilaine compagnie, que tout lui eût paru préférable à ce supplice. Il se rappelait presque avec regret la nuit passée sur la montagne au milieu du brouillard sous la conduite de son frère, et elle lui semblait plus douce mille fois que ce