Page:Gaboriau - Les Gens de bureau, Dentu, 1877.djvu/92

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— Je vous comprends, fit M. Lorgelin, vous trouvez que j’emploie de bien grands mots pour de bien petites choses. Ne vous y trompez pas ; il s’agit de la vie. Rien ne se perd ici. Les suites d’un bal masqué en 1822 ont empêché l’an dernier la nomination d’un homme de soixante ans. Ouvrier de la dixième heure, vous avez tous les avantages : vous ne traînez pas le boulet de votre passé et vous ne gâcherez pas sans le savoir votre avenir ; vous êtes vierge et fort.

Ces sombres réflexions n’attristèrent point Calais. Il n’y vit que le pessimisme d’un homme échoué.

— J’accepte, lui dit-il, votre horoscope ; espérons que je ferai mon chemin.

— Que vous le fassiez ou non, répliqua Lorgelin, vous êtes un homme perdu.

— Perdu ! fit Romain.

— Oui, si vous ne trouvez en vous la force de réagir contre l’administration. Ah ! vous croyez que dans dix ans vous serez encore ce que vous êtes, vous croyez qu’on respire impunément cette atmosphère de bureau qui stupéfie comme l’opium, qu’on peut exister à la façon des taupes, claquemuré au milieu des paperasses, tant que le soleil est à l’horizon, lié à quelque besogne écœurante, et dont souvent je vous défierais de m’expliquer l’utilité. Libres, les autres hommes pensent et