Page:Gaboriau - Monsieur Lecoq, Dentu, 1869, tome 2.djvu/114

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à ces brusques alternatives de bonheur sublimé et de désespoir qui se succédaient sans répit.

Quand, sur l’ordre si pressant de M. Lacheneur, il s’était éloigné précipitamment des bois de la Rèche, il avait comme perdu la faculté de réfléchir et de délibérer.

L’inexplicable résistance de Marie-Anne, les insultes du marquis de Sairmeuse, la feinte colère de Lacheneur, tout cela, pour lui, se confondait en un seul malheur, immense, irréparable, dont le poids écrasait sa pensée…

Les paysans qui le rencontrèrent, errant au hasard à travers les champs, furent frappés de sa démarche insolite, et pensèrent que sans doute une grande catastrophe venait de frapper la maison d’Escorval.

Quelques-uns le saluèrent… il ne les vit pas.

Il souffrait atrocement. Il lui semblait que quelque chose venait de se briser en lui, et il faisait à son énergie un appel désespéré. Il essayait de s’accoutumer au coup terrible.

L’habitude — cette mémoire du corps qui veille alors que l’esprit s’égare — l’habitude seule le ramena à Escorval pour le dîner.

Ses traits étaient si affreusement décomposés que Mme d’Escorval, en le voyant, fut saisie d’un pressentiment sinistre, et n’osa l’interroger.

Il parla le premier.

— Tout est fini ! prononça-t-il d’une voix rauque. Mais ne t’inquiète pas, mère, j’ai du courage, tu verras…

Il se mit à table, en effet, d’un air assez résolu, il mangea presque autant que de coutume, et son père remarqua, sans mot dire, qu’il buvait son vin pur.

Tout en lui était si extraordinaire, qu’on l’eût dit animé par une volonté autre que la sienne, effet étrange et saisissant dont peuvent seuls donner l’idée, les mouvements inconscients d’une somnambule.

Il était fort pâle, ses yeux secs brillaient d’un éclat effrayant, son geste était saccadé, sa voix brève. Il par-