Page:Gaboriau - Monsieur Lecoq, Dentu, 1869, tome 2.djvu/168

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il pas que les souverains coalisés ont laissé 150,000 soldats à une journée de marche de Paris ?

De sourds murmures se faisaient entendre parmi les amis de Lacheneur.

— Cependant tout ceci n’est rien, continua le baron, vous ignorez ce que savent à cette heure les enfants, que toujours et quand même, dans une entreprise comme la vôtre, il y a autant de traîtres que de dupes…

— Qui appelez-vous dupes, monsieur ?…

— Tous ceux qui, comme vous, prennent leurs illusions pour des réalités ; tous ceux qui, parce qu’ils souhaitent fortement une chose, s’imaginent que cette chose est. Espérez-vous véritablement que ni le marquis de Courtomieu ni le duc de Sairmeuse n’ont été prévenus ?…

Lacheneur haussa les épaules.

— Qui donc les aurait avertis ? fit-il.

Mais sa tranquillité était feinte, le regard dont il enveloppa son fils Jean, le prouvait.

C’est cependant du ton le plus froid qu’il ajouta :

— Il est probable qu’à cette heure le duc et le marquis sont au pouvoir de nos amis…

Ainsi, rien ne pouvait ébranler la résolution de cet homme ; il n’était force ni adresse capables de faire tomber le bandeau de ses yeux…

C’était au curé de Sairmeuse à joindre ses efforts à ceux du baron.

— Vous ne partirez pas, Lacheneur, prononça-t-il. Vous ne resterez pas sourd à la voix de la raison… Vous êtes un honnête homme, songez à l’épouvantable responsabilité que vous acceptez… Quoi ! sur des chances imaginaires vous oserez jouer la vie de milliers de braves gens et l’existence de leurs familles… On vous l’a dit, malheureux, vous ne pouvez réussir, vous devez être trahis, je suis sûr que vous êtes trahis !…

Le lieu, l’instant, l’anxiété du péril, l’étrangeté de cette scène aux clartés de l’incendie, la robe noire de ce prêtre, son geste véhément, sa parole vibrante, tout était fait pour porter le trouble dans l’âme la plus ferme.