Aller au contenu

Page:Gaboriau - Monsieur Lecoq, Dentu, 1869, tome 2.djvu/174

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Le baron d’Escorval lui avait fait perdre vingt minutes, il en avait perdu quatre fois autant à Sairmeuse.

Là, deux communes avaient opéré leur jonction, et les paysans s’étaient aussitôt répandus dans les cabarets du village pour boire au succès de l’entreprise.

Les arracher à leurs bouteilles avait été long et difficile…

Et pour comble, une fois qu’on les eut remis en marche, il fut impossible de les décider à éteindre des branches de pin qu’ils avaient allumées en guise de torches.

Prières, menaces, tout échoua contre une incompréhensible obstination. Ils voulaient y voir clair, disaient-ils…

Pauvres gens !… Ils n’avaient certes conscience ni des difficultés, ni des périls de l’entreprise.

On leur avait fait de si belles promesses, quand on les avait enrôlés, on les avait grisés de tant d’espérances !… Ils s’en allaient à la conquête d’une place de guerre, défendue par une nombreuse garnison, comme à une partie de plaisir…

Et gais, insouciants, animés de l’imperturbable confiance de l’enfant, ils marchaient bras dessus bras dessous, en chantant des chansons patriotiques.

À cheval, au milieu de la troupe, M. Lacheneur sentait ses cheveux blanchir d’angoisse.

Ce retard de deux heures n’allait-il pas tout perdre ?… Que devaient penser les autres, à la Croix-d’Arcy ?… Que faisaient-ils en ce moment ?…

— Avançons !… répétait-il, avançons !…

Seuls les chefs, Maurice, Chalouineau, Jean, Marie-Anne et une vingtaine de vieux soldats de l’Empire, comprenaient et partageaient le désespoir de Lacheneur. Ils savaient, eux, ce qu’ils risquaient au terrible jeu qu’ils jouaient. Et eux aussi, ils répétaient :

— Plus vite, marchons plus vite !…

Exhortations stériles !… Il plaisait à ces gens de marcher ainsi, lentement.

Et même, tout à coup, la bande entière s’arrêta. Quel-