Page:Gaboriau - Monsieur Lecoq, Dentu, 1869, tome 2.djvu/26

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— Rendre !… reprit-il, quoi ?… Ce que j’ai reçu ?… Soit, je consens. Je porterai au duc quatre-vingt mille francs, j’y ajouterai les intérêts de cette somme depuis que je l’ai en dépôt, et… nous serons quittes.

La jeune fille hochait la tête d’un air doux et triste.

— Pourquoi ces subterfuges indignes de toi ? prononça-t-elle. Tu sais bien que c’est Sairmeuse que Mlle Armande entendait confier au serviteur de sa famille… C’est Sairmeuse qu’il faut rendre.

Ce mot de « serviteur » devait révolter un homme qui, tant qu’avait duré l’Empire, avait été un des puissants du pays.

— Ah !… vous êtes cruelle, ma fille, dit-il avec une profonde amertume, cruelle comme l’enfant qui n’a jamais souffert…, cruelle comme celui qui, n’ayant jamais été tenté, est impitoyable pour qui succombe à la tentation.

Il est des actes que Dieu seul, en sa divine justice, peut juger, parce que seul il sait tout et lit au fond des âmes…

Je ne suis qu’un dépositaire, me dis-tu. C’est bien ainsi que je me considérais jadis…

Si ta pauvre sainte mère vivait encore, elle te dirait mon trouble et mes angoisses en me voyant cette richesse soudaine qui n’était pas mienne… Je tremblais de me laisser prendre à ses séductions, j’avais peur de moi… J’étais comme le joueur chargé de tenir le jeu d’un autre, comme un ivrogne qui aurait reçu en dépôt les plus délicieuses liqueurs…

Ta mère te dirait que j’ai remué ciel et terre pour retrouver le duc de Sairmeuse. Mais il avait quitté le comte d’Artois, on ne savait ce qu’il était devenu… J’ai été dix ans avant de me décider à habiter le château, oui, dix ans, pendant lesquels chaque matin j’ai fait brosser les meubles et les tapis comme si le maître eût dû revenir le soir.

Enfin j’osai… J’avais entendu M. d’Escorval affirmer que le duc avait été tué à la guerre… je m’installai ici.