Page:Gaboriau - Monsieur Lecoq, Dentu, 1869, tome 2.djvu/27

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Et de jour en jour, à mesure que par mes soins le domaine de Sairmeuse devenait plus beau et plus vaste, je m’en sentais plus légitimement le possesseur…

Mais ce plaidoyer désespéré en faveur d’une cause mauvaise, ne pouvait toucher la loyale Marie-Anne.

— Il faut restituer !… répéta-t-elle.

M. Lacheneur se tordait les bras.

— Implacable !… s’écria-t-il, elle est implacable. Malheureuse, qui ne comprend pas que c’est pour elle que je prétends, que je veux rester ce que je suis. Hésiterais-je, s’il ne s’agissait que de moi… Je suis vieux et je connais la misère et le travail ; l’oisiveté n’a pas fait disparaître les callosités de mes mains. Que me faudrait-il pour vivre en attendant ma place au cimetière ? Une croûte de pain frottée d’oignon le matin, une écuellée de soupe le soir, et pour la nuit une botte de paille. Je saurais toujours bien me gagner cela. Mais toi, malheureuse enfant, mais ton frère, que deviendriez-vous ?

— On ne discute ni ne transige avec le devoir, mon père… Je crois cependant que vous vous effrayez à tort. Je suppose au duc l’âme trop haute pour nous laisser jamais manquer du nécessaire après l’immense service que vous lui aurez rendu.

L’ancien serviteur des Sairmeuse eut un éclat de rire nouveau.

— Tu crois cela !… dit-il. C’est que tu ne connais pas ces nobles qui ont été nos maîtres pendant des siècles. Un « tu es un brave garçon ! » bien froid, serait toute ma récompense, et on nous renverrait, moi à ma charrue, toi à l’antichambre. Et si je m’avisais de parler des mille pistoles qui m’ont été données, on me traiterait de bélître, de faquin et d’impudent drôle… Par le saint nom de Dieu !… cela ne sera pas.

— Oh !… mon père !…

— Non, cela ne saurait être… Et je vois, moi, ce que tu ne peux pas voir, l’ignominie de la chute… Tu nous crois aimés à Sairmeuse ?… tu te trompes. Nous avons été trop heureux pour ne pas être jalousés et haïs. Que