Page:Gaboriau - Monsieur Lecoq, Dentu, 1869, tome 2.djvu/28

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je tombe demain, et tu verras se jeter sur nous, pour nous déchirer, ceux qui aujourd’hui nous lèchent les mains…

Ses yeux brillèrent ; il pensa qu’il venait de trouver un argument victorieux.

— Et toi-même, poursuivit-il, toi si entourée, tu connaîtrais les horreurs du mépris… Tu éprouverais cette douleur épouvantable de voir s’éloigner de toi jusqu’à celui que ton cœur a choisi librement, entre tous !…

Il avait frappé juste, car les beaux yeux de Marie-Anne s’emplirent de larmes.

— Si vous disiez vrai, mon père, murmura-t-elle d’une voix altérée, je mourrais peut-être de douleur, mais il me faudrait bien reconnaître que j’avais mal placé ma confiance et mon affection.

— Et tu t’obstines à me conseiller de rendre Sairmeuse ?…

— L’honneur parle, mon père…

M. Lacheneur disloqua à demi, d’un coup de poing terrible, le meuble près duquel il se trouvait.

— Et si je m’entêtais, moi aussi, s’écria-t-il, si je gardais tout… que ferais-tu ?

— Je me dirais, mon père, qu’une misère honnête vaut mieux qu’une fortune volée, je quitterais ce château, qui est au duc de Sairmeuse, et je chercherais une place de fille de ferme aux environs…

Cette terrible réponse atteignit M. Lacheneur comme un coup de massue. Il se laissa tomber sur un fauteuil en sanglotant… Il connaissait assez sa fille pour savoir que ce qu’elle disait elle le ferait.

Mais il était vaincu, sa fille l’emportait, il venait de se résoudre à l’héroïque sacrifice.

— Je restituerai Sairmeuse, balbutia-t-il… advienne que pourra…

Il s’interrompit, un visiteur lui arrivait.

C’était un tout jeune homme d’une vingtaine d’années, de tournure distinguée, à l’air mélancolique et doux.