Page:Gaboriau - Monsieur Lecoq, Dentu, 1869, tome 2.djvu/311

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pable de tenter cet esprit aventureux et blasé, et cependant avide d’émotions.

Sauver la vie du baron d’Escorval, un ennemi, presque sur les marches de l’échafaud, lui sembla beau… Assurer en le sauvant le bonheur d’une femme qu’il adorait et qui lui préférait un autre homme, lui parut digne de lui…

Quelle occasion, d’ailleurs, pour l’exercice des facultés de son sang-froid, de diplomatie et de finesse qu’il s’accordait !…

Il fallait jouer son père, c’était aisé ; il le joua.

Il fallait jouer le marquis de Courtomieu, c’était difficile ; il crut l’avoir joué.

Mais le malheureux Chanlouineau ne pouvait concevoir de telles contradictions, et il se consumait d’anxiété.

C’est avec joie qu’il eût consenti à subir la torture avant de recevoir le coup de la mort, pour pouvoir suivre toutes les démarches de Marie-Anne.

Que faisait-elle ?… Comment savoir ?…

Dix fois, pendant la soirée, sous toutes sortes de prétextes, il appela ses gardiens et s’efforça de les faire causer. Sa raison lui disait bien que ces gens n’étaient pas plus instruits que lui-même, qu’on ne les mettrait pas dans la confidence quoi qu’on résolût… n’importe !…

La retraite battit… puis l’appel du soir… puis l’extinction des feux…

Après, rien, le silence…

L’oreille au guichet de sa prison, concentrant toute son âme en un effort surhumain d’attention, Chanlouineau écoutait.

Il lui semblait que si de façon ou d’autre le baron d’Escorval recouvrait sa liberté, il en serait averti par quelque signe… Ceux qu’il sauvait lui devaient bien, pensait-il, cette marque de reconnaissance…

Un peu après deux heures, il tressaillit… Il se faisait un grand mouvement dans les corridors, on courait, on s’appelait, on agitait des trousseaux de clefs, des portes s’ouvraient et se refermaient…