Page:Gaboriau - Monsieur Lecoq, Dentu, 1869, tome 2.djvu/355

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Chanlouineau s’était trompé : on peut être jaloux des morts !…

Mais cette poignante jalousie, ces pensées douloureuses, Maurice sut les ensevelir au plus profond de son âme, et les jours qui suivirent, il se montra avec un visage calme dans la chambre de Marie-Anne.

Car elle ne se rétablissait toujours pas, l’infortunée…

Elle avait repris la pleine possession de son intelligence, mais les forces ne lui revenaient pas. Il lui était impossible de se lever, et Maurice ne pouvait songer à quitter Saliente, encore qu’il sentît que le terrain y brûlait sous les pieds.

Même, cette faiblesse persistante commençait à étonner la vieille garde-malade. Sa foi en ses herbes cueillies au clair de la lune en était presque ébranlée.

L’honnête caporal Bavois parla le premier de consulter « un major », s’il s’en trouvait un, toutefois, ajoutait-il « dans ce pays de sauvages. »

Oui, il se trouvait un médecin aux environs, et même un homme d’une expérience supérieure. Attaché autrefois à la cour si brillante du prince Eugène, il avait tout à coup quitté Milan et était venu cacher, en cette contrée perdue, un désespoir d’amour, prétendaient les uns, les déceptions de son ambition, assuraient les autres.

C’est à ce médecin que Maurice eut recours, non sans de longues indécisions, après une conférence avec Marie-Anne.

Il vint un matin, monté sur un petit bidet, et avant de se faire conduire à la chambre de la malade, il s’entretint assez longtemps avec Maurice, dans la cour de l’hôtellerie, tout en marchant.

C’était un de ces hommes auxquels on ne saurait assigner d’âge, qui semblent vieillis plutôt que vieux.

Il était grand, maigre et un peu voûté. Son passé, quel qu’il fût, avait creusé sur son front des rides profondes, et ses regards, quand il fixait son interlocuteur, étaient plus aigus et plus tranchants que des bistouris.