Page:Gaboriau - Monsieur Lecoq, Dentu, 1869, tome 2.djvu/371

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Reprenez cette lettre, elle me remet à votre discrétion.

Tout autre que Jean Lacheneur eût été touché de cette grandeur d’âme, que d’aucuns eussent taxée d’héroïque niaiserie.

Jean demeura implacable. Il avait au cœur une de ces haines que rien ne désarme, qui circulent dans les veines comme le sang, que nulles satisfactions n’assouvissent, qui loin de s’affaiblir avec les années, grandissent et deviennent plus terribles.

Il eût tout sacrifié, il sacrifia tout en ce moment, le malheureux ! à l’ineffable jouissance de voir à ses pieds ce fier marquis qu’il exécrait.

— Bien, dit-il, je remettrai cela à Maurice.

— C’est un gage d’alliance, ce me semble ?

Jean Lacheneur eut un geste terrible d’ironie et de menace.

— Un gage d’alliance ! s’écria-t-il, comme vous y allez, monsieur le marquis !… Avez-vous donc oublié tout le sang qui a coulé entre nous ? Vous n’avez pas coupé les cordes, soit !… Mais qui donc a condamné à mort le baron d’Escorval innocent ? N’est-ce pas le duc de Sairmeuse ? Une alliance !… Vous oubliez donc que vous et les vôtres vous avez conduit mon père à l’échafaud !… Comment avez-vous remercié cet homme dont l’héroïque probité vous a rendu une fortune !… Vous avez essayé de séduire sa fille, ma pauvre Marie-Anne… Vous ne l’avez pas séduite, mais vous l’avez bien perdue de réputation.

— J’ai offert mon nom et ma fortune à votre sœur.

— Je l’eusse tuée de ma main si elle eût accepté !… C’est que je n’oublie pas, moi, et je vous le prouverai… Si jamais quelque grand malheur atteint la noble famille de Sairmeuse, pensez à Jean Lacheneur… Sa main y sera pour quelque chose…

Il s’emportait, il s’oubliait ; une violente secousse de sa volonté lui rendit sa froideur, et d’un ton posé il ajouta :