Page:Gaboriau - Monsieur Lecoq, Dentu, 1869, tome 2.djvu/409

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Sûr de l’impunité, il alla droit aux bois de Sairmeuse ou de Courtomieu, tuait un chevreuil, le chargeait sur ses épaules et rentrait chez lui en plein jour à la barbe des gardes intimidés.

Le reste du temps, il vivait plongé dans le somnambulisme d’une demi-ivresse. Car il buvait toujours et de plus en plus, encore que le vin, loin de lui procurer l’oubli qu’il cherchait, ne fit que donner une réalité plus terrifiante aux fantômes qui peuplaient son perpétuel cauchemar.

Parfois, à la tombée de la nuit, les paysans qui passaient près de la masure, entendaient comme un trépignement de lutte, des voix rauques, des blasphèmes et des cris aigus de femme.

C’est que Chupin était plus ivre que de coutume, et que sa femme et ses deux fils le battaient pour lui arracher de l’argent.

Car il n’avait rien donné aux siens du prix de la trahison. Qu’avait-il fait des vingt mille francs qu’il avait reçus en bel or ? On ne savait. Ses fils supposaient bien qu’il les avait enterrés quelque part ; mais ils avaient beau se relayer pour épier leur père, l’ivrogne, plus rusé qu’eux, savait garder le secret de sa cachette. À grand peine, à force de coups, se décidait-il à lâcher quelques louis.

On savait ces détails dans le pays, et on voulait y reconnaître un juste châtiment du ciel.

— Le sang de Lacheneur étouffera Chupin et les siens, disaient les paysans.

Ce fut par un des jardiniers de Courtomieu que Mme Blanche connut d’abord toute cette histoire.

Ne se sachant pas écouté par la fille de l’homme qui avait suscité et payé la trahison, ce jardinier racontait librement ce qu’il savait à deux de ses aides, et, tout en parlant, il s’animait et rougissait d’indignation.

— Ah !… c’est une fière canaille que ce vieux, répétait-il, qui devrait être aux galères et non en liberté dans un pays de braves gens !…