Page:Gaboriau - Monsieur Lecoq, Dentu, 1869, tome 2.djvu/431

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Ce malheureux, dont la physionomie cauteleuse écartait les amis au temps de sa prospérité, avait en sa misère l’expression farouche du désespoir prêt à tout. Sa maigreur, son teint hâlé et tanné par les intempéries faisaient paraître plus profonds et plus noirs ses yeux où la haine flambait, furibonde, ardente, permanente…

Littéralement ses habits s’en allaient en lambeaux.

Quand il entra, Marie-Anne recula épouvantée ; elle ne le reconnaissait pas ; elle ne le remit qu’à la voix quand il dit :

— C’est moi, ma sœur !…

— Toi !… balbutia-t-elle, mon pauvre Jean !… toi !

Il s’examina de la tête aux pieds, et d’un air d’atroce raillerie :

— Le fait est, prononça-t-il, que je ne voudrais pas me rencontrer à la brune au coin d’un bois…

Marie-Anne frissonna. Il lui semblait sous cette phrase ironique, à travers cette moquerie de soi, deviner une menace.

— Mais aussi, mon pauvre frère, reprit-elle très-vite, quelle vie est la tienne !… Pourquoi n’es-tu pas venu plus tôt ?… Heureusement te voici !… Nous ne nous quitterons plus, n’est-ce pas, tu ne m’abandonneras pas, j’ai tant besoin d’affection et de protection !… Tu vas demeurer avec moi…

— C’est impossible, Marie-Anne.

— Et pourquoi, mon Dieu !

Une fugitive rougeur empourpra les pommettes saillantes de Jean Lacheneur, il parut indécis, puis prenant son parti :

— Parce que, répondit-il, j’ai le droit de disposer de ma vie, mais non de la tienne… Nous ne devons plus nous connaître. Je te renie aujourd’hui pour que tu puisses me renier un jour. Oui, je te renie, toi qui es ma seule, mon unique affection… Tes plus cruels ennemis ne t’ont jamais calomniée autant que moi…

Il s’arrêta, hésita une seconde et ajouta :

— J’ai été jusqu’à dire tout haut, dans un cabaret où