Page:Gaboriau - Monsieur Lecoq, Dentu, 1869, tome 2.djvu/432

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il y avait bien quinze personnes, que jamais je ne mettrais les pieds dans une maison qui t’avait été donnée par Chanlouineau, parce que…

— Jean !… malheureux ! tu as dit cela, toi, mon frère !…

— Je l’ai dit. Il faut qu’on nous sache mortellement brouillés, pour que jamais, quoi que je fasse, on ne vous accuse de complicité, toi ou Maurice d’Escorval.

Marie-Anne était comme pétrifiée.

— Il est fou !… murmura-t-elle.

— En ai-je véritablement l’air ?…

Elle secoua la stupeur qui la paralysait, et saisissant les poignets de son frère qu’elle serrait à les briser :

— Que veux-tu faire ?… répéta-t-elle. Que veux-tu donc faire ?…

— Rien !… laisse-moi, tu me fais mal.

— Jean !…

— Ah ! laisse-moi ! fit-il en se dégageant.

Un pressentiment horrible, douloureux comme une blessure, traversa l’esprit de Marie-Anne…

Elle recula, et avec un accent prophétique :

— Prends garde, prononça-t-elle, prends bien garde, mon frère !… C’est attirer le malheur sur soi que d’empiéter sur la justice de Dieu !

Mais rien, désormais, ne pouvait émouvoir ou seulement toucher Jean Lacheneur. Il eut un éclat de rire strident, et faisant sonner de la paume de la main la batterie de son fusil :

— Voici ma justice, à moi !… s’écria-t-il.

Accablée de douleur, Marie-Anne s’affaissa sur une chaise.

Elle reconnaissait en son frère, cette idée fixe, fatale, qui un jour s’était emparée du cerveau de leur père, à laquelle il avait tout sacrifié, famille, amis, fortune, le présent et l’avenir, l’honneur même de sa fille, qui avait fait verser des flots de sang, qui avait coûté la vie à des innocents, et qui enfin l’avait conduit lui-même à l’échafaud.