Page:Gaboriau - Monsieur Lecoq, Dentu, 1869, tome 2.djvu/473

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Le prêtre recula, véritablement effrayé des regards de ce malheureux jeune homme.

— Vous devenez fou !… dit-il sévèrement.

Mais Jean hocha gravement la tête.

— Si je vous parais tel, monsieur l’abbé, répondit-il, c’est que vous ignorez la passion furieuse de Martial pour Marie-Anne… Il en voulait faire sa maîtresse… Elle a eu l’audace de refuser cet honneur, c’est un crime qu’on châtie, cela… Le jour où il a été prouvé à M. le marquis de Sairmeuse que jamais la fille de Lacheneur ne serait à lui, il l’a fait empoisonner pour qu’elle ne fut pas à un autre…

Tout ce qu’on eût dit à Jean en ce moment, pour lui démontrer la folie de ses accusations, eût été inutile ; des preuves ne l’eussent pas convaincu ; il eût fermé les yeux à l’évidence. Il voulait que cela fût ainsi, parce que sa haine s’en arrangeait…

— Demain, pensait l’abbé, quand il sera plus calme, je le raisonnerai…

Et comme Jean se taisait :

— Nous ne pouvons, dit-il, laisser ainsi à terre le corps de cette infortunée, aidez-moi, nous allons le placer sur le lit.

Jean tressaillit de la tête aux pieds, et durant dix secondes hésita.

— Soit !… dit-il enfin…

Personne jamais n’avait couché dans ce lit que le pauvre Chanlouineau, au temps des illusions de son amour, avait destiné à Marie-Anne.

— Il sera pour elle, disait-il, ou il ne sera pour personne.

Et ce fût elle, en effet, qui y coucha la première, mais morte.

La douloureuse et pénible tâche remplie, Jean se laissa tomber dans le grand fauteuil où avait expiré Marie-Anne, et la tête entre les mains, les coudes aux genoux, il demeura silencieux, aussi immobile que ces statues de la douleur qu’on place sur les tombeaux