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LIII


Comment Martial ne s’aperçut-il, ne se douta-t-il même jamais de rien ?

La réflexion explique ce fait, extraordinaire en apparence, naturel en réalité.

Le chef d’une famille, qu’il habite une mansarde ou un palais, est toujours le dernier à apprendre ce qui se passe chez lui. Ce que tout le monde sait, il l’ignore. Souvent le feu est à la maison, que le maître dort en pleine sécurité. Il faut, pour l’éveiller, l’explosion, l’écroulement, la catastrophe.

L’existence adoptée par Martial était d’ailleurs bien faite pour empêcher la vérité d’arriver jusqu’à lui.

La première année de son mariage n’était pas révolue, que déjà il avait comme rompu avec sa femme.

Il restait parfait pour elle, plein de déférences et d’attentions, mais ils n’avaient plus rien de commun que le nom et certains intérêts.

Ils vivaient chacun de son côté, ne se retrouvant qu’au dîner, ou lors des fêtes qu’ils donnaient et qui étaient des plus brillantes de Paris.

La duchesse avait ses appartements à elle, ses gens, ses voitures, ses chevaux, son service à elle.

A vingt-cinq ans, Martial, le dernier descendant de cette grande maison de Sairmeuse, que la destinée avait accablé de ses faveurs, qui avait pour lui la jeunesse et la richesse, un des huit ou dix beaux noms de France et une intelligence supérieure, Martial succombait sous le poids d’un incurable ennui.

La mort de Marie-Anne avait tari en lui toutes sources de la sensibilité. Et voyant sa vie vide de bonheur, il