Page:Gaboriau - Monsieur Lecoq, Dentu, 1869, tome 2.djvu/83

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— Depuis combien de temps est-il là ? Nous épiait-il, nous a-t-il écoutés, qu’a-t-il entendu ?…

Son premier mouvement fut de se précipiter sur cet ennemi, de le frapper au visage, de le contraindre à une lutte corps à corps.

La pensée de Marie-Anne l’arrêta.

Il entrevit les résultats possibles, probables même, d’une querelle née de pareilles circonstances. Une rixe, quelle qu’en fût l’issue, perdait de réputation cette jeune fille si pure. Martial parlerait et la campagne est impitoyable. Il vit cette femme tant aimée devenant, par son fait, la fable du pays, montrée au doigt… et il eut assez de puissance sur soi pour maîtriser sa colère.

Tout cela ne dura pas la moitié d’une seconde.

Il toucha légèrement le bord de son chapeau, et faisant un pas vers Martial :

— Vous êtes étranger, monsieur, lui dit-il, d’une voix affreusement altérée, et vous cherchez sans doute votre chemin…

L’expression trahissait ses sages intentions. Un « passez votre chemin » bien sec eût été moins blessant. Il oubliait que ce nom d’étranger était la plus sanglante injure qu’on jetait alors à la face des anciens émigrés revenus avec les armées alliées.

Cependant le jeune marquis de Sairmeuse ne quitta pas sa pose insolemment nonchalente.

Il toucha du bout du doigt la visière de sa casquette de chasse et répondit :

— C’est vrai… je me suis égaré.

Si troublée, si défaillante que fût Marie-Anne, elle comprenait bien que sa présence seule contenait la haine de ces deux jeunes gens. Leur attitude, la façon dont ils se mesuraient du regard ne pouvaient laisser l’ombre d’un doute. Si l’un restait ramassé sur lui-même, comme pour bondir en avant, l’autre serrait le double canon de son fusil, tout prêt à se défendre…

Le silence de près d’une minute qui suivit, fut mena-