Page:Gaboriau - Monsieur Lecoq, Dentu, 1869, tome 2.djvu/99

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Martial ne répondit pas. La recommandation était inutile. Si Mlle Lacheneur lui avait fait oublier, le matin, Mlle de Courtomieu, depuis un moment le souvenir de Marie-Anne s’effaçait sous l’image radieuse de Blanche.

— Mais avant d’arriver à la fille, reprit le duc, parlons du père… Il est fort de mes amis et je le sais par cœur. Vous avez entendu des faquins me reprocher ce qu’ils appelaient mes préjugés, n’est-ce pas ? Eh bien ! comparé au marquis de Courtomieu, je ne suis qu’un insigne jacobin.

— Oh !… mon père…

— Rien de plus exact. Si je ne suis pas de mon époque, on l’eût tenu, lui, pour arriéré, sous le règne de Louis XIV. Seulement, — car il y a un seulement, — les principes que j’affiche hautement, il les tient enfermés dans sa tabatière… et fiez-vous à lui pour ne l’ouvrir qu’au moment opportun. Il a, jarnibleu ! cruellement souffert pour ses opinions, en ce sens qu’il a été forcé de les cacher assez souvent. Il les a cachées sous le Consulat, d’abord, quand il revint d’émigration. Il les dissimula plus courageusement encore sous l’Empire… car il a été quelque peu chambellan de « Buonaparte, » ce cher marquis… Mais, chut ! ne lui rappelez pas cet héroïsme : il le déplore depuis Lutzen.

C’est de ce ton que M. de Sairmeuse avait coutume de parler de ses meilleurs amis.

— L’histoire de sa fortune, poursuivit-il, serait l’histoire de ses mariages… Je dis : « ses, » parce qu’il s’est marié un certain nombre de fois… avantageusement. Oui, en quinze ans, il a eu la douleur de perdre successivement trois femmes, toutes meilleures et plus riches les unes que les autres. Sa fille est de la troisième et dernière, une Cissé-Blossac… c’est celle qui a le plus duré ; elle est morte vers 1809. À chaque veuvage, il trompait son désespoir en achetant quantité de terres ou des rentes. Si bien qu’à cette heure, il est aussi riche que vous, marquis, et qu’il a des influences secrètes dans tous les