Page:Gabriel Ferry - Le coureur des bois, Tome II, 1884.djvu/175

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– Je vous comprends, dit Pepe ; vous craignez d’être séparé, mais sans mourir, comme vous le fûtes déjà.

– C’est cela, Pepe ; vous avez touché du doigt la corde de douleur qui vibre au dedans de moi. Si donc je venais à tomber entre les mains de ces Indiens, ne vous exposez pas à suivre ma trace pendant des semaines entières, comme vous l’avez déjà fait pour moi ; abandonnez à son sort un vieillard inutile, et reconduisez Fabian en Espagne, aidez-le à reconquérir ce qu’il a perdu : seulement ne lui laissez pas oublier (car la jeunesse est oublieuse, Pepe), ne lui laissez pas oublier qu’il y avait dans le monde un homme pour qui sa vue était comme l’ombre du mezquité sur le sable brûlant du désert, comme la colonne de fumée qui guide le chasseur égaré, ou l’étoile du Nord qui surgit du brouillard et lui montre sa route. »

Le vieillard se tut et renferma ses sombres idées au fond de son cœur. Fabian venait reprendre sa place.

« Nos munitions sont à l’abri, dit-il ; mais je n’ai rien vu dans la plaine.

– Les coquins sont restés dans leur trou pour n’en sortir, comme les orfraies, qu’à la nuit, fit Pepe ; alors nous les verrons se glisser jusqu’au pied de cette colline : car sans doute ils n’attendent plus maintenant que l’obscurité des ténèbres pour nous attaquer.

– Je n’en crois rien, reprit le Canadien ; mais, si le jour tombe sans qu’ils aient mis à exécution le plan qu’ils ont combiné, je sais bien qui, à la faveur de l’orage, leur épargnera la moitié du chemin. Nous ferons une sortie à nous deux, Pepe, comme cette nuit où, sur les bords de l’Arkansas, nous fûmes éventrer ces Indiens qui croyaient si sûres les loges de castors où ils s’étaient cachés.

– Oui, répondit Pepe ; si jamais on nous attache au poteau du supplice et qu’on nous prie poliment de chanter notre chant de mort, nous aurions une longue kyrielle de massacres de peaux rouges à leur débiter. »