Page:Gabriel Ferry - Le coureur des bois, Tome II, 1884.djvu/300

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rompue. Ce fut en vain. Des entrailles vides du pauvre Pepe d’éblouissantes lueurs montaient jusqu’à son cerveau et troublaient sa vue, dont la pénétration rivalisait encore la veille avec celle du faucon.

« Mes jambes n’ont plus de force, répondit l’Espagnol aux exhortations du Canadien, tout semble tourner sous mes yeux. Je commence à voir partout autour de moi des bisons gras qui viennent me narguer, des poissons qui sautent dans la rivière et des daims qui s’arrêtent pour me regarder : aussi, ajouta l’ex-carabinier avec un dernier éclair de son ironique gaieté, que voulez-vous que fassent des chasseurs sans fusils, si ce n’est de devenir la risée des buffles et des daims ! »

Et Pepe s’allongea sur le sable comme le lièvre forcé par le lévrier en attendant le coup mortel. Le Canadien le considérait en étouffant un soupir.

« Oh ! dit-il tout bas avec amertume, qu’est-ce donc que l’homme le plus énergique en face de la faim ?

– Et la preuve, continua l’Espagnol, que j’aperçois dans le désert des choses qui sont invisibles pour vous, c’est qu’il me semble voir dans le lointain un bison qui vient à nous. »

Le Canadien continua de couvrir de ses mélancoliques regards celui dont la raison faiblissait sous les atteintes de la faim. Cependant il vit les yeux de Pepe devenir plus fixes.

« Vous ne le voyez pas, n’est-ce pas ? »

Bois-Rosé ne daigna pas se retourner.

« Eh bien ! je le vois, moi, ce buffle blessé s’avancer vers moi en perdant des flots de sang, d’un sang vermeil, plus beau que la plus belle pourpre du soleil couchant, comme si Dieu l’envoyait pour m’empêcher de mourir, » continua l’ex-miquelet, dont les prunelles commençaient à étinceler.

Tout à coup l’Espagnol poussa une sorte de rugissement se leva d’un bond et s’élança avec la rapidité de l’éclair.