Bois-Rosé et Gayferos, qui accouraient, purent voir pendant un moment le cavalier que la faim dévorait, enlacé à sa proie comme un serpent, lever alternativement le bras pour frapper, et courber chaque fois la tête pour aspirer de ses lèvres avides le sang que chacun de ses coups faisait jaillir.
La faim avait changé l’homme en bête féroce.
Désormais indifférent à la direction que prenait le bison, qui bondissait dans sa dernière agonie, le miquelet hurlant, frappant à coups redoublés et se laissant emporter, buvait à longs traits ce sang chaud qui le rappelait à la vie.
« Mort et tonnerre ! s’écria le Canadien haletant, et cédant aussi aux angoisses de la faim si longtemps comprimées par son inébranlable volonté, achevez-le donc, Pepe ; allez-vous le laisser échapper dans la rivière ? »
L’Espagnol hurlait et frappait toujours, sans savoir que le buffle s’élançait vers le fleuve pour essayer de se débarrasser de son ennemi cramponné à ses flancs. Au moment où Bois-Rosé poussait un second cri de rage, l’animal blessé ramassa ses forces et, d’un bond désespéré, s’élança dans l’eau comme un cerf aux abois.
L’homme et le buffle disparurent au milieu d’un flot d’écume et tournèrent l’un sur l’autre un instant ; mais la vie avait abandonné le géant des Prairies, ses membres se roidirent, et il resta bientôt immobile comme un bloc au milieu du fleuve.
Au moment où Pepe reparaissait à la surface de l’eau, le Canadien et Gayferos se précipitèrent aussi dans la rivière, altérés de sang comme l’Espagnol.
« Boucher maladroit ! s’écria le Canadien en s’adressant à Pepe, vit-on jamais massacrer ainsi un noble animal ?
– Ta, ta, ta, répondit Pepe, sans moi ce noble animal vous échappait, et le voilà, grâce à ma maladresse. »