Page:Gagneur - Le Calvaire des femmes 1.djvu/24

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Laure feuilletait un album, et Béatrix, au piano, déchiffrait une romance à demi-voix. À côté d’elle se tenait le frère de Mme Daubré, Lionel de Lomas, un gandin de la seconde jeunesse, qui lui débitait des fadeurs en veloutant son regard. Lionel était pauvre et Béatrix aurait un million de dot. Mais, à la dérobée, il contemplait Madeleine Bordier avec une expression singulière.

Madeleine brodait une tapisserie, et, plus rapprochée de la lampe que les autres personnages, elle se trouvait en pleine lumière. Parfois elle relevait la tête. Cette tête, resplendissante de vie, de réelle jeunesse, jetait comme un rayonnement sur cette société plus ou moins guindée et factice.

« Ces crises commerciales qui nous sont si funestes, disait M. Borel, ont cependant leur utilité, car elles matent la classe laborieuse. Depuis la guerre d’Italie, il s’est produit à Lyon, parmi les anciens voraces, je ne sais quelle sourde fermentation qui ne laisse pas que d’être inquiétante. On dit que la misère seule pousse le peuple à l’insurrection ; mais trop de bien-être a aussi son danger : il développe chez l’ouvrier l’esprit d’indépendance et des idées ambitieuses ; plus l’ouvrier possède, plus il devient difficile à gouverner ; enfin, quand il a devant lui quelque avance, il n’hésite point à se mettre en grève pour obtenir une augmentation de salaire. Chez vous les grèves sont-elles fréquentes ?

— Nous en avons eu une en 49, répondit M. Daubré.

— Et vous avez cédé ?

— Il le fallait bien alors. D’ailleurs, dans nos filatures, nous ne pouvons laisser chômer, sans une perte considérable, un matériel qui représente un capital énorme.